René Joly, résistant – témoignage

Je m’appelle René Joly, je suis né le 27 juillet 1923, à Saint-Savin, dans la Vienne. J’ai été à l’école à Saint-Pierre-de-Maillé, où mon père était facteur. Lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté, j’habitais à Saint-Savin chez ma grand-mère, tandis que mes parents s’étaient installés à Champagné-Saint-Hilaire.

Portrait de René Joly en 1942. (collection privée famille Joly)

En juin 1940, j’ai assisté à la retraite de l’armée française. Un après-midi, j’étais assis avec des camarades sur la terrasse d’un café, place de l’église à Saint-Savin, lorsque sont arrivés cinq soldats français et un sous-lieutenant à vélo, qui étaient très chargés. Ils se sont arrêtés boire un coup au café, on leur a payé une tournée et on a discuté avec le sous-lieutenant :
« Où allez vous ?
– On va essayer de gagner l’Espagne, pour passer en Afrique et continuer la guerre.
– Vous allez vous faire rattraper par les Allemands qui sont motorisés.
– On pédalera la nuit, on se cachera dans les bois le jour. On va acheter, le plus tôt possible, des vêtements civils même usagés. La France va être occupée un moment, les Allemands vont se ravitailler chez nous et réquisitionner un tas de choses dans le pays. Voyez les p’tits gars, dans trois ou quatre ans, vous serez en âge pour chasser ces Allemands de France.
– Mais où on en prendra des armes ?
– Il y aura des armes vous en faites pas. Les armes ça peut se parachuter. On est occupé, on a perdu la guerre en France, mais l’Angleterre n’a pas perdu la guerre et puis l’Afrique du Nord n’est pas occupée par les Allemands ! Vous en faites pas, il y aura même des gens qui seront parachutés. »
Je me suis toujours rappelé ces paroles, d’autant plus que mon père avait fait la Guerre de 14-18, au cours de laquelle il avait été blessé à six reprises. Je l’entendais parler de sa guerre. Un jour, avant le déclaration de la Seconde Guerre mondiale, mon père m’a dit : « Tu vois comme ça se passe. Les Allemands s’arment jusqu’aux dents alors que chez nous on prêche le désarmement et on ne s’arme pas. Les Allemands vont nous déclarer la guerre et on sera envahi comme en 14. Alors toi tu seras obligé de prendre les armes et de te battre. »

Vers la mi-juin, on annonçait les Allemands dans notre région d’un jour à l’autre : « Ils approchent, ils approchent ! » Un jour quelqu’un, venant de la Bussière, nous a dit qu’ils étaient arrivés. Tout le monde à Saint-Savin fermait ses volets, et barricadait ses portes. Moi j’ai dit à ma grand-mère :
« Je vais les voir passer.
– Mais mon pauvre petit ils vont te tuer !
– Tu penses, ils ne vont pas tirer sur des gens comme ça ! »
Je me suis assis sur la marche de la porte d’entrée de ma grand-mère, qui avait fermé ses volets et j’ai donc vu passer les Allemands, qui se sont arrêtés sur la place de Saint-Savin. Je suis allé les voir sur cette place et j’y ai retrouvé des camarades. J’ai surtout regardé le matériel des Allemands.

Durant l’été 1940, je suis parti de Saint-Savin rejoindre mes parents à Champagné-Saint-Hilaire. Un dimanche d’août, je pêchais dans une marre, près de ce village, lorsqu’un homme, que je ne connaissais pas, s’est approché de moi. C’était le fils de la propriétaire de cette marre. Il a engagé la conversation :
« Je ne te connais pas, d’où es-tu ? – Mes parents habitent le village.
– Tu ne serais pas le fils du facteur ? – Oui je suis son fils.
– Je connaissais tes deux autres frères mais pas toi. »
Puis on s’est mis à parler de la guerre. Alors il m’a dit :
« Tu as peut-être entendu parler de moi, je m’appelle Lucien Bonnin. J’étais instituteur, je suis l’ancien directeur de l’école de Champagné. Je suis maintenant à la retraite. J’ai fait la Guerre de 14-18 comme capitaine. Je suis passé pour un défaitiste. Tu as peut-être entendu parler de ça.
– Non !
– Lorsque l’on a déclaré la guerre à l’Allemagne, j’ai dit que l’on avait perdu la guerre d’avance car notre stratégie n’était pas bonne : ne pas attaquer les Allemands et les laisser venir. Je suis donc passé pour un défaitiste. Tu vois le résultat, j’avais raison. »
Je lui ai raconté ce que le sous-lieutenant nous avait dit à Saint-Savin. Il m’a répondu : « Il est tout à fait dans le ton, ton sous-lieutenant, il est tout à fait dans le ton ! » Quelques temps plus tard, Lucien Bonnin m’a proposé d’entrer dans un réseau de résistance comme agent de liaison. Je lui ai demandé :
« Expliquez-vous.
– Je vais faire partie d’un réseau de résistance, j’aurai besoin d’un agent de liaison, un jeune homme comme toi qui fait du vélo. Est-ce que tu accepterais ? Tu sais ce sera dangereux.
– Oui, je suis d’accord je serai votre agent de liaison. »
Et c’est comme ça que je suis rentré dans la résistance, sans le dire à ma famille.

Dès le mois de janvier 1941, j’ai commencé ma première mission en faisant trois liaisons à Châtain avec l’abbé Guillon, curé de Châtain. Mon premier message était roulé avec un fil de laiton dans le cadre de mon vélo ! L’abbé Guillon avait organisé un passage clandestin de la ligne de démarcation, qui avait été mise en place par les Allemands après l’armistice. Cette ligne coupait le département de la Vienne en deux, en passant notamment près du bourg de Châtain.

En février 1941, j’ai conduit deux fois des Juifs, de nuit, pour leur faire passer la ligne de démarcation. La première fois, c’était deux couples juifs. Je les ai récupérés à Champagné-Saint-Hilaire, à 23 h 15, sous un hangar qui était rempli de paille. Je ne savais pas ce qu’ils transportaient ni d’où ils venaient. Ils m’ont expliqué que leurs enfants étaient cachés chez des gens biens, en lieux sûrs, en zone occupée. Ils étaient très chargés : ils avaient des sacs à dos et chacun une valise. J’ai soulagé les deux femmes en mettant sur les porte-bagages de mon vélo leur valise et nous sommes partis à pied. Pour gagner Châtain, il nous a fallu marcher au moins 25 kilomètres en évitant les bourgs, afin de ne pas se faire prendre par les sentinelles et les patrouilles allemandes. A cette époque tout le monde devait être rentré chez lui avant 23 h. L’abbé Guillon m’avait fait un plan de Châtain jusqu’à Charroux, pour éviter ces bourgs, et moi je m’étais fait un plan depuis Charroux jusqu’à Champagné-Saint-Hilaire pour les mêmes raisons. On a eu de la chance cette nuit là car il y avait un clair de lune superbe qui nous a bien aidés à nous repérer. Notre parcours a duré plus de trois heures sous un froid glacial. De temps en temps nous devions nous arrêter car les deux couples étaient épuisés à cause des bagages qu’ils transportaient. Arrivé à Châtain, j’ai suivi les consignes que le curé m’avait données : « Tu rentreras dans le garage, la porte ne sera pas fermée, tu feras rentrer tout le monde puis tu barreras la porte. » Le curé nous a fait entrer dans sa cuisine, où il y avait un bon feu. On s’est réchauffé, et sa servante nous a servis un pot au feu. Les deux couples étaient affamés. Puis il a emmené les Juifs passer la ligne de démarcation, et moi je me suis couché. La deuxième fois, il s’agissait de trois personnes, deux hommes et une femme. Je les ai conduits à Châtain dans les mêmes conditions, le dernier jour de février. Par la suite les liaisons avec le curé de châtain, se sont stoppées car il a été arrêté le 7 mars 1941, puis déporté dans le camp de concentration de Dachau. L’abbé Guillon est revenu de ce camp après la guerre mais il était très affaibli. Je l’ai revu et il m’a raconté tout ce qu’il avait enduré, ça avait été très dur pour lui.

Pour ma part, j’ai continué à être agent de liaison dans la résistance. J’ai fait beaucoup de kilomètres à vélo ! Il n’y avait pas autre chose pour se déplacer. On n’avait pas de voiture, ni d’essence. Il y avait quelques voitures qui roulaient avec un gazogène, fonctionnant avec du charbon de bois. Ca n’allait pas vite mais ça roulait quand même. J’ai souvent emporté des messages à des gens qui faisaient passer la ligne de démarcation. Sur cette ligne, il y avait des postes allemands à toutes les routes. Il fallait prendre des précautions pour la franchir, mais ce qui était intéressant c’est que les patrouilles se faisaient presque toujours à la même heure. Alors c’était relativement facile pour passer la ligne. Les Allemands qui gardaient cette ligne n’étaient pas jeunes, ils avaient un certain âge. Ils n’étaient pas tous mauvais, ils arrivaient même à bien connaître les gens qui habitaient près de leur poste. Ils étaient friands d’eau de vie, alors les gens leur en donnaient de temps en temps. Ils l’avalaient comme du petit lait. Ainsi, ils fermaient l’œil des fois sur certains agissements, mais il fallait s’en méfier quand même.

Pendant l’occupation, la vie quotidienne n’avait rien de marrant, en particulier en ville, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de nourriture, et donc des problèmes de ravitaillement. Il y avait des tickets de rationnement pour tout : pour la viande, le pain, le beurre, le lait, les légumes… Mais à la campagne c’était plus ou moins suivi, d’autre part on se ravitaillait toujours plus ou moins en fraude. Les gens de la campagne élevaient de la volaille, élevaient un tas de choses. Il y avait même quelques abattages clandestins, pour tuer des cochons. A la campagne on a donc davantage mangé à notre faim qu’en ville. Il y avait d’ailleurs beaucoup de gens de la ville, qui venaient à la campagne le dimanche, soit en prenant le train, soit en venant à vélo. Certains faisaient beaucoup de kilomètres pour se ravitailler.

Il y avait peu de loisirs pour nous les jeunes. Par exemple les bals étaient interdits. On arrivait quand même de temps en temps à en faire quelques uns, bien sûr ils étaient clandestins, les plus discrets possibles dans la campagne, au son d’un accordéon. Mais il n’y en avait guère. Nous faisions aussi du sport. Il y avait évidemment le football et le cross country en hiver puis l’athlétisme l’été. Ca nous occupait bien le dimanche. On avait une bonne équipe d’athlétisme à Champagné-Saint-Hilaire. Personnellement, je me suis spécialisé sur la course du 1 500 mètres. Tous les dimanche on allait à droite, à gauche, faire des rencontres d’athlétisme. Je suis devenu l’un des meilleurs coureurs de la Vienne sur 1 500 mètres. Mais je n’ai pas été champion de la Vienne, car la nuit précédant le championnat je n’ai pas fait ce qu’il fallait pour me reposer. Je suis arrivé troisième ce qui m’a permis tout de même d’être sélectionné pour le championnat du Poitou, que j’ai disputé à la Roche-sur-Yon, parce que la Vendée faisait encore partie du Poitou à cette époque. J’ai terminé deuxième de la course. C’était intéressant, pour moi, de gagner les épreuves de 1 500 mètres car à l’arrivée j’étais entouré de jeunes filles, qui m’embrassaient ou me demandaient de les embrasser. Il y en a certaines qui me donnaient leur photo avec un rendez-vous derrière. Je signais des autographes. Ma vie pendant la guerre n’a donc pas toujours été triste ! Cela reste mon meilleur souvenir de cette époque.

Fin 1942 j’ai été appelé, comme tous les jeunes de ma classe, pour aller travailler en Allemagne dans le cadre du Service du Travail Obligatoire (STO). Comme j’étais dans un réseau de résistance j’ai décidé de ne pas y aller. J’étais donc réfractaire comme nombre d’autres jeunes. Beaucoup étaient obligés de se cacher. Ils allaient à la campagne, travailler dans les fermes où ils étaient logés et nourris. Par la suite ils sont rentrés dans les maquis quand ceux-ci ont été créés. Pour ma part, je suis parti travailler à Couhé où j’exerçais le métier de peintre, tandis que des lettres menaçantes de rappel au STO m’étaient adressées chez mes parents à Champagné-Saint-Hilaire.

Début avril 1943, George Ponsonnet, de Champagné-Saint-Hilaire, m’a demandé de me joindre au groupe qu’il allait mettre sur pied. Ce groupe était sous les ordres de Charles Petignat, Suisse d’origine marié à une Poitevine, qui habitait 24 rue Rabelais.

La structure qu’il venait de créer allait devenir le réseau Charles, affilié à l’Armée Secrète. Notre réseau couvrait Poitiers sud, Chauvigny, Couhé, Vivonne et Gençay. Je suis donc rentré dans ce réseau, toujours comme agent de liaison. Je me rendais souvent à l’adresse de Charles Petignat, même quelque fois de nuit lorsque les liaisons pressaient. Je ne le voyais jamais dans sa maison, contrairement à sa femme, car il était souvent en déplacement. Lors de l’un de ces déplacements à Champagné-Saint-Hilaire, je l’ai rencontré pour la première fois. Il m’a alors donné la marche à suivre pour une fausse carte d’identité. Désormais j’étais Jules Rodier. J’ai continué mes liaisons avec cette fausse identité au sein du réseau Charles jusqu’à la Libération.

A la veille du débarquement de Normandie, j’ai été victime d’une dénonciation qui me visait ainsi que mon camarade Marcel Bourumeau. La Gestapo et la Milice sont venues m’arrêter à Couhé, tôt le matin. Par chance je n’étais pas, cette nuit là, dans ma chambre, qui a été fouillée de fond en comble, sans que soient découvertes d’ailleurs deux grenades cachées sous les sièges des fauteuils. Malheureusement Marcel Bourumeau a été arrêté et il est mort des « bons traitements » qui lui ont été infligés à la prison de la Pierre Levée à Poitiers. Il était domicilié à Vivonne, d’ailleurs il y a une rue qui porte aujourd’hui son nom à Vivonne.

En juin 1944, j’ai été envoyé à Angles-sur-l’Anglin pour rencontrer un parachuté d’Angleterre, afin de préparer un parachutage d’armes. Je suis passé à Chauvigny pour m’arrêter chez un de nos agents, Raymond Guichard qui était huissier de justice, afin qu’il me donne le mot de passe pour rencontrer ce parachuté. Il s’agissait du lieutenant Gros, un français. Je n’ai appris son nom que plus tard. Nous le connaissions sous ses deux surnoms : « César » et « Adiabatique » ! J’avais rendez vous avec lui sur le pont d’Angles-sur-Anglin. Comme convenu, j’étais accoudé au parapet en tenant mon vélo par la selle ; lui est venu me trouver une cigarette à la main, en me demandant du feu. Je lui ai répondu : « J’ai pas de feu, j’ai pas d’allumettes, j’ai pas de briquet, mais j’ai quelque chose à vous dire. » Alors il m’a dit : « Je t’écoute. » Je lui ai donné le mot de passe qui était : « Les blés sont couchés », il m’a répondu : « On les fauchera quand même. » Il m’a ensuite demandé le nom de celui qui m’envoyait. Je lui ai répondu que c’était mon chef de résistance de Champagné-Saint-Hilaire, Georges Ponsonnet, et il m’a dit :
« Ca colle. Alors tu viens de Champagne ?
– Oui Champagné.
– Il y a autre chose ?
– Oui il y a Saint-Hilaire.
– Tout va bien, tu vois le petit café au bout du pont ! Je me rends là-bas et tu viens m’y retrouver. Tu ne partiras d’ici que quand je serai rentré dans ce café, sans monter sur ton vélo. »

Il s’est assis seul à une table dans un coin du café, je l’ai rejoint et on a pu parler, pas très fort parce qu’il fallait toujours se méfier partout. La peur d’être dénoncé était une constante chez les résistants. Ce lieutenant avait été parachuté dans l’Indre, sur la commune de Douadic. Dans le même avion il y avait son radio, qui était une jeune fille de dix-huit ans, qui n’a pas été parachutée sur le même terrain, par sécurité. Ensuite, j’ai discuté avec lui du parachutage d’armes. Il m’a dit : « C’est difficile de vous organiser un parachutage car votre terrain est très près d’un haras occupé par les Allemands. » Ce haras appartenait à la famille Rothschild et il avait été occupé par les Allemands dès le début de la guerre. Il a ajouté : « Ca m’embête, d’autant plus que votre terrain n’est pas loin de la voie ferrée qui est aussi gardée par les Allemands. Ça va être encore un parachutage comme l’autre que vous avez loupé. » Ce parachutage loupé avait eu lieu début février 1944 sur la commune de Champagné-Saint-Hilaire. Notre chef, Georges Ponsonnet, devait être prévenu de la date du parachutage par un résistant de l’Indre qui devait se rendre chez lui. Ce résistant n’était jamais venu mais l’avion chargé du parachutage était bien au rendez-vous, dans la nuit du 12 février. Malheureusement, n’étant pas au courant, aucun d’entre nous n’était là pour signaler notre terrain de parachutage à Marnay. L’avion avait tourné à plusieurs reprises au-dessus de la commune de Champagné-Saint-Hilaire et de ses environs, en cherchant les trois feux en triangle qui délimitaient le terrain de largage. Peut-être avait-il vu un semblant de feu en triangle, qui correspondait en fait aux lumières des maisons allumées par les habitants, qui avaient été réveillés par le bruit de l’avion qui volait à basse altitude. Ce parachutage était donc tombé près d’une ferme. Au petit matin les cultivateurs, qui avaient découvert les dizaines de containers couverts d’inscriptions en anglais incompréhensibles pour eux, avaient décidé de prévenir le maire et les gendarmes de Gençay qui l’avaient signalé ensuite aux Allemands ! Ces derniers s’étaient ainsi emparés de tout le matériel largué. On s’était donc « brossé » ! Continuant ma discussion avec le lieutenant Gros, je lui ai dit :
« On a besoin d’armes, il faut que tu nous envoies des armes !!
– Oui, mais j’hésite. Ce que je peux faire c’est que je vous envoie deux avions et j’en enverrai un troisième qui bombardera le haras pour faire diversion, pendant que les deux autres avions vous parachuteront les armes.
– C’est pas possible parce que dans le haras il y a quinze prisonniers sénégalais qui font des corvées, alors il ne faut pas les tuer et puis il y a des maisons d’habitation qui jouxtent le haras.
– Tu m’embêtes. Enfin on verra ça. »

Finalement le parachutage a eu lieu début août. Celui-ci a été bien réussi. On a réceptionné quarante-quatre containers, dont quarante pesaient au moins 180 kilos, d’armes et de munitions et quatre qui étaient plus petits. Il faisait un clair de lune superbe, les avions sont passés au-dessus de nous une première fois sans voler très bas. Il y a eu des échanges de signaux : un de nos camarades répondait aux signaux des avions en morse, à la torche électrique. Puis les avions sont revenus dans notre direction en volant plus bas et sont repartis. On s’est dit qu’on était refait. Ils sont revenus une troisième fois en volant vraiment bas et là ils ont lâché leur cargaison. C’était vraiment beau au clair de lune ce parachutage. On a coupé les fils qui retenaient les parachutes et on a camouflé tous ces containers dans des ajoncs qui étaient à côté du champ. La nuit suivante, un cultivateur, M. Florent, est venu les chercher avec sa charrette et nous les a roulés jusque dans un bois où nous avions creusé des trous afin de cacher ces containers. On s’est réparti l’armement et l’on a pu faire rentrer dans notre réseau, organisé à présent en maquis, tous les camarades qui attendaient de pouvoir nous rejoindre dès que nous aurions le matériel pour les armer. On s’est retrouvé tout de suite une cinquantaine.

Dans le maquis je commandais un petit groupe d’une douzaine d’hommes. J’étais le plus jeune et ce n’était pas toujours évident car j’avais de fortes têtes dans mon équipe. Il fallait se fâcher pour se faire obéir. Néanmoins, les relations entre résistants étaient bonnes. Quand il y avait des petits accrochages c’était vite résolu, il fallait être tolérant les uns envers les autres.

On était nourri par deux fermes avoisinantes, qui étaient tout près de notre campement, qui se situait sur la commune de Marnay. On apportait notre farine et les habitants des fermes nous faisaient du pain car ils avaient un four. Les familles de ces fermes risquaient gros si elles se faisaient prendre. Nos rapports avec le reste de la population française n’étaient d’ailleurs pas toujours bons. Il y a toujours eu quelques petits problèmes. Il y avait la peur des représailles mais aussi le fait qu’un certain nombre de Français croyaient dans le maréchal Pétain parce que c’était le vainqueur de Verdun. Dans les bois, on avait étendu des toiles de parachute pour s’abriter en cas de pluie. Dessous il y avait de la paille, sur laquelle on dormait. Au fur et à mesure que nous avons été rejoints par des jeunes, nous avons dû mieux organiser notre vie quotidienne. Par exemple, on avait nos propres cuisiniers qui nous faisaient les repas avec des bêtes que l’on réquisitionnait.

Au cours de l’été 1944, nous avons mené de multiples actions contre les Allemands. La nuit, nous sortions des bois pour faire sauter la voie ferrée, depuis Vivonne jusqu’à Saint-Saviol. Nous opérions par équipe de six, personnellement je ne manipulais pas les explosifs, je m’allongeais sur les rails avec ma mitraillette et des grenades pour surveiller les parages. Les rails ont sauté souvent sur cette voie Paris-Bordeaux ! Nous cherchions ainsi à retarder les trains des Allemands qui venaient du Sud de la France pour gagner le front de Normandie. Dans la journée on attaquait des colonnes allemandes. Un jour après que l’on ait attaqué un convoi auquel nous avions fait pas mal de dégâts, je me suis retrouvé isolé. Les Allemands, qui en principe restaient sur la route, étaient descendus de leurs camions pour entrer cette fois-ci dans les bois. Je me suis alors caché dans des fougères, qui m’ont sauvé la vie. Les Allemands sont passés tout près de moi, à environ trois mètres sans me voir. J’ai eu peur mais je maîtrisais rapidement ma peur. J’étais prêt à me défendre : j’avais deux grenades sur moi, que j’étais prêt à dégoupiller et à balancer. Il fallait que je tire le premier si j’étais découvert, je n’avais que ça à faire. Heureusement les Allemands sont repartis.

Le 25 août, on a attaqué une colonne assez importante à deux endroits : sur la route d’Anché à Gençay puis à Féraboeuf. On avait convenu avec un autre maquis, le groupe Maurice, que celui-ci attaquerait à son tour le convoi dans les bois de Vernon. J’étais allé voir ce maquis, qui n’était pas cantonné très loin de nous. Son commandant c’était quelqu’un, vraiment un type de l’armée ! Après la libération il est devenu intendant de police à Poitiers. Je lui avais dit :
« Voilà ce que mon chef vous fait dire : on va attaquer ce convoi allemand à Féraboeuf entre Couhé et Gençay et il vous demande de vous grouper dans les bois de Vernon et de les attaquer à votre tour.
– J’envoie une section tout de suite là-bas et je fais la liaison avec les autres maquis pour qu’ils nous rejoignent. »

Après notre attaque à Féraboeuf, mon chef m’a dit : « Tu vas prendre ton vélo et tu vas suivre ce convoi pour voir ce qui se passe en route. » J’ai donc suivi le convoi de loin. Mais il s’est trouvé que derrière ce convoi il y avait un soldat allemand retardataire, à vélo. Il m’a aperçu et m’a tiré dessus en me loupant. Comme je connaissais bien l’endroit, j’ai pris un petit chemin et je l’ai dépassé. Puis je l’ai attendu derrière une haie en bordure de route. Je me suis levé, je lui ai demandé de jeter son arme mais il m’a mis en joue alors j’ai tiré avant lui et je l’ai tué. Le convoi allemand que je suivais s’est arrêté dans le bas de Gençay pour se reposer, puis il a repris sa route avant de s’arrêter à nouveau, à Saint-Maurice-la-Clouère. Il prenait la direction des bois de Vernon. Un autre groupe de maquisards, qui se trouvait dans le village en bordure de route, a attaqué cette colonne en faisant un joli coup. Les maquisards, qui n’ont eu que des blessés, ont tué deux Allemands. Suite à cette attaque des habitants de Saint-Maurice-la-Clouère ont été pris en otage et huit personnes ont été fusillées pour les deux soldats allemands tués. Un soldat allemand tué c’était trois otages fusillés, lorsqu’il s’agissait d’un soldat SS c’était quatre otages fusillés ! Ça c’est passé comme ça à Saint-Maurice-la-Clouère.

Au cours de ces opérations durant l’été 1944, j’ai eu deux doigts d’abîmés par un éclat de grenade. Une autre fois, lors de l’attaque d’un convoi allemand, une balle m’est passée dans les cheveux, en m’écorchant le cuir chevelu. Là c’était près ! Au total, le maquis Charles a perdu cinq hommes et a dénombré plusieurs blessés. On emmenait ces blessés dans des hôpitaux qui avaient été créés par le docteur Rogeon, qui était le « docteur des maquis ». Ces hôpitaux étaient sur trois communes, dans deux châteaux et une grosse maison. Là, le docteur Rogeon opérait les blessés, assisté par des infirmières, qui n’avaient jamais fait le métier. Il s’agissait de femmes volontaires pour soigner les blessés. De temps en temps je passais dans ces hôpitaux pour voir ce qui se passait, c’était bien organisé. Le docteur Rogeon soignait même les blessés allemands, qu’on avait faits prisonniers. On ne fusillait pas ces prisonniers, on leur laissait la vie sauve et on les soignait, malgré les sentiments d’hostilité que l’on ressentait à leur égard. Par contre, nous, quand nous étions faits prisonniers, même blessés, nous étions sûr d’être tués par les Allemands, qui nous appelaient les « terroristes ». Il y avait une différence de traitement entre nous et l’armée allemande. Un jour, le docteur Rogeon a croisé un commandant SS dans une voiture, qui lui fit signe de s’arrêter :

« Alors docteur Rogeon, vous les soignez toujours bien vos terroristes ?
– Oui mon commandant, je les soigne toujours bien mais je soigne aussi toujours bien les soldats allemands qui sont blessés et qu’on m’amène.
– Nous le savons docteur Rogeon. »
Le docteur Rogeon n’a jamais été embêté par les Allemands. S’il ne s’était pas conduit comme il le faisait, il aurait été certainement arrêté.

Au moment où les Allemands ont quitté Poitiers, notre maquis se trouvait sur la commune d’Anché, dans une ferme qui s’appelait la Férole. De là on nous a envoyés au château de Mauprié, à Lusignan, pour surveiller la route de Saintes et de la Rochelle au cas où viendraient des convois allemands depuis la Rochelle et Royan. Dans le château de Mauprié s’est déroulé un accident qui reste l’un de mes plus douloureux souvenirs. L’un de nos camarades, qui s’appelait Collet, était alors malade. Un soir, après dîner, j’ai été le voir à l’infirmerie. Il était allongé et discutait avec son sergent qui était aussi venu lui rendre visite. Ce dernier avait un pistolet qu’il avait pris aux Allemands et qui suscitait l’intérêt de notre camarade malade. En manipulant ce pistolet le sergent a tiré involontairement sur Collet et l’a tué d’une balle en pleine tête. Ca a été un coup douloureux, vraiment ! C’était un gentil garçon. Notre camarade malheureux n’avait pas de famille, on l’a enterré à la Pierre Levée à Poitiers.

Poitiers a été libérée le 5 septembre 1944. La Libération a été une source de joie profonde pour nous tous. Nous l’avons fêtée comme il se devait ! Pour autant la guerre n’était pas finie. Avec mes camarades, j’ai donc signé un engagement dans l’armée, en entrant au 125e régiment d’infanterie (125e RI) de Poitiers, qui venait d’être reconstitué. Le 125e RI a été envoyé sur le front de l’Atlantique pour réduire la poche de la Rochelle. J’ai donc rejoint ce front avec mes camarades, début novembre. Nous sommes restés en ligne pendant quatre mois, jusqu’en février 1945. On faisait des patrouilles, les Allemands aussi, parfois il y avait des accrochages entre ces patrouilles. Dans mon unité on a eu ainsi deux morts et quelques blessés. Les Allemands, qui étaient retranchés dans la poche de la Rochelle, opéraient quelques sorties afin de se ravitailler dans les champs et les fermes. Auparavant ils bombardaient nos lignes. On avait des espions à la Rochelle qui nous renseignaient sur l’ennemi. Un jour, l’un d’eux nous a dit que les Allemands allaient faire une sortie dans notre secteur et qu’ils allaient donc nous bombarder au préalable. Nous étions à Ardillières, à 5 kilomètres il y avait Ciré-d’Aunis, un village évacué, après lequel se trouvaient les Allemands. La nuit suivante, nous avons ramené de Ciré-d’Aunis à Ardillières une cuisine roulante, que nous avions prise aux Allemands. La route n’était pas goudronnée et il y avait de nombreux « nids de poules ». Or cette cuisine roulante n’avait pas de pneus, ses roues étaient cerclées de fer. Cela a fait un de ces bruits, quel barouf ! Ensuite nous sommes montés en position pour attendre l’attaque allemande. La nuit s’est passée sans attaque. On a organisé des patrouilles, au cours desquelles trois des nôtres ont été faits prisonniers. L’un d’eux, un sergent, nous a raconté plus tard, après la reddition de la poche de La Rochelle, que lorsque qu’il avait été
fait prisonnier cette nuit-là un commandant allemand l’avait interrogé sur l’armement que possédait le 125e RI :
« On a des pistolets, des mitraillettes, des fusils, des fusils-mitrailleurs et des canons antichars.
– C’est tout ?
– Non on a même des chars !
– Ah oui je sais on les a entendus cette nuit. »

En fait les Allemands avaient confondu le bruit fait par le déplacement de notre cuisine roulante avec celui d’un char. C’est pour ça qu’ils ne nous ont pas attaqués cette nuit-là. On a eu de la chance !

Quand la guerre s’est terminée j’ai été démobilisé. J’ai repris mon métier de peintre en bâtiment, puis je me suis marié et j’ai eu deux enfants. Pendant longtemps je n’ai pas parlé de mes actes de résistance en famille. Je considérais que j’avais fait mon devoir et que c’était fini.

Avec le temps il s’est formé des amicales d’anciens résistants, dans lesquelles je suis rentré. Je suis actuellement Président Délégué Départemental de la Fédération Nationale des Combattants Volontaires. La plupart de mes camarades sont aujourd’hui disparus mais je continue à organiser des cérémonies en leur mémoire. Je souhaite que les jeunes générations se rapprochent de ces manifestations patriotiques et du souvenir. On ne doit pas oublier qu’il faut toujours faire quelque chose pour sa patrie, en particulier lorsque celle-ci est menacée. Je garde un souvenir formidable de cette période de la résistance, que j’ai vécue comme une grande aventure, avec la fierté du devoir accompli.

(Témoignage recueilli et retranscrit par le collège Camille Guérin de Poitiers en 2008)

Fiche Maitron de M. Bourumeau

http://maitron-fusilles-40-44.univ-paris1.fr/spip.php?article176967