Renée MOREAU Matricule 19360

Matricule 19360
Parcours d’une déportée de la Vienne

Renée Moreau (photo prise après la guerre)

En septembre 1939, Renée Moreau vit à Paris.
Elle a vingt ans et revient à Châtellerault. Elle trouve d’abord du travail à l’usine de contre- plaqué Lutherma et loue une chambre rue des Loges. Quelques mois après, elle entre à la Manufacture Nationale d’armes de Châtellerault.
Le 23 juin 1940, Châtellerault est occupé par les troupes allemandes. La manufacture est alors [propriété de la Wermacht sous double direction]. Le 25 juin 1940, les Allemands installent la Kommandantur à l’emplacement du café du commerce actuel, boulevard Blossac.

En quelques jours, [la Vienne est coupée en deux par la ligne de démarcation. Châtellerault, Poitiers, Loudun et Civray sont dans la zone d’occupation allemande. Montmorillon, l’Isle Jourdain, La Roche Posay et Pleumartin sont en zone libre mais sous le contrôle du gouvernement de Vichy. Il est impossible de franchir la ligne de démarcation sans laisser passer.

A la manufacture, les conditions de travail deviennent de plus en plus pénibles. Dès octobre 1940 la Résistance s’organise et Renée Moreau comme d’autres jeunes de vingt ans prend contact avec un réseau de l’O.S. (Organisation Spéciale). Malgré leur jeunesse, la prudence et le sérieux conduisent leur action : réunions clandestines, élaboration de tracts appelant la population à prendre une part active à la résistance, dénonciation des réquisitions excessives [de main d’œuvre dans le cadre de « La Relève » d’avril 1941], hébergement de résistants. Mais l’O.S. devenue à cette époque F.T.P. (Francs Tireurs et Partisans) se charge également de procurer du ravitaillement, des fausses cartes d’identité. Des tickets d’alimentation sont dérobés dans les mairies.

Le 26 novembre 1942 marque un temps fort de la Résistance à la Manu. Une grève très importante est déclenchée pour protester contre les départs forcés de travailleurs. Partant de l’atelier 39, les hommes coupent le courant alimentant les machines outils. De bouche à oreille ils invitent les ouvriers et les ouvrières à sortir des ateliers pour manifester. Un groupe suffisamment important défile dans la cour entraînant d’autres ouvriers. Renée Moreau sort de l’atelier central et se joint au défilé comptant bientôt quelque 1800 manifestants. Massée sous les fenêtres de la direction, la foule entonne la Marseillaise. Les soldats allemands réagissent. Les mitrailleuses sont braquées, mais une entrevue est obtenue auprès de la Direction demandant que les listes de jeunes requis pour le S.T.O. (Service du Travail Obligatoire) précédemment institué ne soient plus affichées (ce qui devait limiter les dénonciations hélas courantes). C’est alors la dislocation et le retour dans les ateliers.

Mais à la suite d’une dénonciation, Renée Moreau est arrêtée le 17 février 1943 sur les lieux mêmes de son travail avec quatorze camarades de la Manu. Ils sont rapidement conduits dans un camion gardé par les SS à la prison de la Pierre Levée de Poitiers. Arrivés devant les hauts murs de la prison, la porte s’ouvre et se referme sur la vie, sur la liberté. Une terrible angoisse l’étreint. Après les formalités d’écrou, Renée est conduite dans une cellule au 1er étage. Un petit vasistas donne un peu de lumière sur une paillasse, un tabouret, une petite tablette, un petit lavabo, des couvertures pleines de puces, un guichet dans la porte pour faire passer une maigre pitance. Par le judas, les S.S. exercent une surveillance très étroite. En dessous de sa cellule se trouve Henri Martel, responsable national des F.T.P., qui sera fusillé à la butte de Biard. Les interrogatoires par la Gestapo se succèdent, très durs : menaces, coups, privation de colis.
Puis le 27 mars 1943, très tôt le matin, c’est le départ en train pour Paris au fort de Romainville, camp de concentration français qui de 1942 à 1944 fut avec celui de Compiègne la dernière étape sur le sol de France pour des milliers d’hommes et de femmes. Vers le 17 avril 1943 c’est la direction de Compiègne où ils restent deux jours et deux nuits avant le grand départ pour l’Allemagne.
Entassées dans des wagons à bestiaux plombés conçus pour contenir huit ou dix chevaux elles sont une centaine de femmes, sans air, sans eau. C’est le convoi des « 19000 », leur matricule, comprenant 213 femmes. Le moral cependant est bon à ce moment et la première préoccupation est de prévenir les familles de leur départ vers l’Allemagne en griffonnant quelques mots sur un papier que les cheminots se chargent de faire parvenir quand ils le peuvent.
L’acheminement devient vite éprouvant. Le manque d’air, d’eau, de nourriture, l’absence de tinette induisant une odeur pestilentielle et provoquent rapidement des situations insoutenables. Après quatre jours et trois nuits passés dans ces conditions épouvantables, certaines meurent avant leur arrivée à Ravensbrück.
Le train s’arrête en gare de Furstenberg. Les portes s’ouvrent. Les SS crient : Raus ! Raus ! (Dehors ! Dehors !). Il faut sauter. Les plus âgées tombent et interdiction de leur venir en aide. Sous les coups de schlague, les morsures des chiens, les hurlements des S.S., une colonne se forme et progresse vers le camp de Ravensbrück. Les larges portes du camp s’ouvrent.
Les S.S., hommes et femmes avec leurs chiens accueillent, mitrailleuses braquées, ce nouveau convoi. C’est l’attente, debout dans la cour. Une colonne de déportées rentre du travail. Elles se traînent, épuisées, maigres, sans regard, teint terreux, crâne rasé, beaucoup sont pieds nus.
Ensuite c’est le passage dans les locaux administratifs où l’on vous dépouille de tout : vêtements, bijoux, montres, dentiers, lunettes et où l’on se retrouve nue. L’on jette alors à chacune une robe et une veste rayée, une culotte, une chemise tachée et pleine de poux, des galoches sans tenir compte de la pointure, un triangle rouge surmonté d’un numéro matricule avec un F qui doit être cousu sur la veste. A ce moment, Renée Moreau a perdu toute identité. Elle n’est plus que le matricule 19360.
Toujours en rang par cinq, les femmes sont menées en quarantaine dans un block destiné à recevoir 500 personnes mais où l’on en entasse 700. L’installation au block est rapide. Dans le dortoir, un châlit à trois étages occupé par six détenues les pieds de l’une touchant la tête de l’autre. Impossible de bouger. Une table de 8 est partagée par 25 pour absorber à midi une soupe de rutabagas, de betteraves ou d’orties. Le soir, une tranche de pain de sciure. Une fois par semaine, une rondelle de saucisson, une cuillerée à soupe de marmelade et une petite tranche de margarine.
Cette quarantaine est des plus pénibles. Ce mélange de femmes de milieux divers, de caractères différents, crée une promiscuité difficile à supporter. La vermine : rats, poux, puces accentue cette misère. De temps en temps, c’est la visite au revier (l’infirmerie ou ce qui y ressemble) où l’on défile devant le major allemand à une cadence de 100 femmes à l’heure. Longues heures d’attente, nues, dehors. Triste cortège que ces femmes amaigries, couvertes de plaies, de gale. Pénible spectacle que ces poitrines, opulentes autrefois, qui ne sont plus que lanières de peaux tombantes sur un corps flétri. Humiliation de ces corps nus pour montrer ses dents, ses ongles, sa gorge ou subir des prélèvements gynécologiques sans précaution et sans hygiène.
Puis il faut aller au travail. La sirène du réveil hurle dès trois heures et demie. Se dépêcher, faire son lit, courir se laver aux 20 lavabos pour 100 femmes, courir aux latrines sous les coups. Il fait noir, il fait froid, la louche d’eau chaude au vague goût de café ne calme pas la faim et vite il faut se rendre au « grand appel » sur la LAGERSTRASSE (la place), par n’importe quel temps : pluie, neige, parfois – 30°. Rester debout alignées par rang de 10, comptées et recomptées par les femmes S.S. sous la schlague et les chiens. Si l’une tombe au cours de cette longue attente, elle meurt sur place. Enfin, l’appel se termine. C’est la dislocation et un nouvel appel pour se rendre au travail. Renée est affectée à un atelier de confection d’uniformes S.S. où elle doit coudre des têtes de mort sur des calots. Une dure cadence y est exigée.

Au début de 1944, Renée est envoyée à Neubrandenburg où elle a la joie de retrouver ses camarades Léone et Jeannette notamment, elle y restera jusqu’à la fin de l’année. Elle est alors affectée à la Valbau : une usine souterraine en pleine forêt chargée de produire des pièces pour avions. Dans ce sinistre camp, elle va souffrir du froid et de la faim et manger n’importe quoi pour subsister : les graines germées des arbres de la forêt, de l’herbe, les déchets de rutabagas retrouvés dans les litières des bœufs utilisés pour les transports lourds à l’intérieur du camp.

En ce printemps 1945 l’espoir renaît. Renée apprend par les détenues connaissant l’allemand que les Russes avancent sur le front de l’est ainsi que les Américains à l’ouest. Un beau matin, sous les menaces, l’ordre d’évacuer le camp est donné. On marche pendant trois ou quatre jours traînant les chariots sur lesquels les S.S. ont mis leurs bagages. Marche épuisante sans boire ni manger au cours de laquelle certaines meurent sur le bord des routes. Un soir dans une briqueterie abandonnée, elles voient le ciel s’embraser sous la canonnade. Le front est proche et leur joie contraste avec la peur des S.S. qui deviennent de plus en plus menaçants. A l’aube, elles doivent reprendre la route de plus en plus épuisées.

A la nuit tombante, profitant du relâchement de la surveillance et de la pluie, Renée, avec un petit groupe, s’évade dans un champ. Le lendemain elles trouvent des pommes de terre dans un champ cultivé. Elles décident alors que quelques unes iraient en reconnaissance dans le village proche. Là, elles rencontrent des prisonniers de guerre français qui les font manger et les cachent dans le foin du grenier. Le lendemain matin elles sont réveillées aux accents d’accordéons. Ce sont de jeunes soldats soviétiques qui progressent avec leur unité. Libérées ! C’est une joie indescriptible. Le commandant soviétique réquisitionne une maison pour les loger et leur procure soins, ravitaillement et vêtements.

Elles se retrouvent une quarantaine dans ce village de Gross Plasten déserté par ses habitants et vont réapprendre la LIBERTE.

Renée revient à Châtellerault au début du mois de Juin 1945. Elle est accueillie à la gare avec ses deux amies.

D’après le récit de Renée Moreau : « J’avais vingt ans » , écrit en 1990.

              Article rédigé par Louis-Charles Morillon