Marcel Couradeau, déporté à Sachsenhausen – Témoignage

Marcel Couradeau est né le 12 septembre 1908 à Montmorillon. Employé au tri postal de Poitiers, il est arrêté le 23 juin 1941 avec 31 de ses camarades hommes et femmes de la Vienne. Tous sont internés dans un premier temps à la caserne de la Chauvinerie à Poitiers, occupée par l’armée allemande. Transféré au camp d’internement de Compiègne, il est déporté le 24 janvier 1943 au camp de Sachsenhausen d’où il sera libéré le 25 avril 1945. Le texte qui suit, extraits de son témoignage  » Ma déportation », apporte un éclairage supplémentaire sur le « travail dans l’univers concentrationnaire nazi ».

Marcel Couradeau

Marcel Couradeau, ou, plus exactement le matricule 58.124 est à Sachsenhausen.

Ce camp – comme la plupart des autres camps – est construit au centre d’une zone industrielle. Il est le fournisseur permanent d’une main d’œuvre gratuite et sans cesse renouvelée. Aux abords immédiats la D.A.W., usine d’outillage de précision, la « Schuhfabrück » fabrique de souliers et galoches ; dans la forêt, à quelques kilomètres le « Kraftfahrzeug-depot » immense dépôt de véhicules automobiles. Plus loin, à Oranienbourg les vastes usines de bombardiers Heinkel.
Un beau matin, il est désigné pour Heinkel, une usine d’aviation. Les anciens le rassurent, le travail y est dur, la journée longue mais « on est à l’abri, je pouvais plus mal tomber. Le soir même je pars pour ma nouvelle affectation.

HEINKEL :

Dans la nuit qui tombe nous partons en camion pour notre nouvelle destination.
Avant d’aller plus avant dans ce récit, ouvrons une parenthèse : si les buts de la déportation et de l’internement ont été en premier lieu la mise hors d’état de nuire des opposants au régime et leur extermination, notamment pour les Juifs, la race abhorrée, au cours de la guerre cet aspect de la question se modifie, les détenus durent participer au développement de l’économie du pays. Les Allemands avaient un immense besoin de main d’oeuvre, ils la trouvèrent dans les pays occupés : prisonniers, travailleurs libres, S.T.O. et déportés. A part, sans doute, Auschwitz, toute l’activité des camps fut orientée vers l’économie et plus particulièrement vers l’économie de guerre.
Pohl, qui fut le bras droit de Himmler pour la gestion du monde concentrationnaire écrit justement :“Le but principal n’ est plus uniquement la garde des détenus pour les seules raisons de sécurité, ce qui compte c’est la mobilisation du tous ceux aptes au travail pour atteindre les objectifs de guerre que nous poursuivons”. Himmler renchérit sur cette déclaration « que les peuples (envahis) soient prospères ou meurent de faim ne m’intéresse que dans la mesure où nous avons besoin d’eux comme esclaves » et il ajoute cette phrase redoutable et significative : « peu importe que dix mille femmes russes tombent d’épuisement en creusant un fossé anti-char, pourvu que ce fossé soit terminé ».
Voici donc, nettement défini, le but essentiel des camps de concentration : l’utilisation rationnelle, systématique , méthodique de la main d’œuvre à des fins de guerre. On comprend maintenant pourquoi la plupart des camps furent construits à proximité, au centre même, de complexes industriels, de carrières ou de mines. Les déportés, bons à tout, hommes et femmes, participent jusqu’à leur disparition à l’effort de guerre du Grand Reich.
A Borth, kommando de Ravensbruck, des femmes fabriquent des munitions, à Heinkel, chez Messerchmid, à Gusen, on monte des avions, à Limmer on fabrique des masques à gaz, à Holleichen des cartouches. A Dora, l’effroyable usine sous- terraine, c’est le montage des V.1. , Farge on travaille sur les sous-marins. Et puis il y a les travaux qui touchent l’économie générale , à Bendorf, mines de sel, à Mauthausen, à Brauchweig, carrières de pierres, à Furstengrund et Janina, mines de charbon, à Schandelach, extraction de schistes etc.…
Hommes et femmes participent aux plus durs travaux : pose de rails terrassements, déblaiements. A Sachsenhausen existe un kommando spécial qui chaque jour part pour Berlin et se charge du désamorçage des bombes à retardement non éclatées.
Heinkel où je viens d’échouer est une pièce maîtresse dans ce gigantesque effort du Reich pour conduire la guerre à ses fins. Vingt mille travailleurs, déportés, prisonniers, civils, tel est l’effectif de ce formidable ensemble. L’usine est spécialisée dans le montage de deux types de bombardiers. Après l’inévitable opération d’embrigadement, je suis affecté à la halle 6, spécialisée dans le montage des ailes.
Mon équipe se compose de trois Français, quatre Russes et un Polonais. Je travaille sous les ordres d’un “meister” et d’un contrôleur civils. Il y a aussi l’inévitable brute de “vorarbeiter” un “vert” (2)qui manie vigoureusement le “gummi”, espèce de tuyau de caoutchouc bardé de fil de fer, c‘est un engin redoutable qui vous assomme son homme. Notre “meister” est un drôle de bonhomme, un des rares Allemands auquel je garde quelque sympathie. Certes, dur au travail, il ne crie ni ne frappe et je l’ai vu un jour prendre la défense d’un détenu que le contrôleur rouait de coups, lui reprochant vigoureusement sa brutalité, soulignant que le Reich avait besoin de nous pour gagner la guerre et qu’il était bon de nous ménager. Une autre fois, je glissais, subrepticement quelques cigarettes dans la sacoche de sa bicyclette ; le lendemain il les rapporta et les déposa sur l’établi, marquant sa volonté de ne rien recevoir de nous. Il avait une peur bleue des S.S. et nous prévenait lorsqu’une garde circulait dans la halle. Cet homme traqué, toujours aux aguets, ayant tout de même conservé une espèce de dignité, m’inspirait de la pitié.
Notre travail consiste au montage de plans fixes d’ailes. Sur un gabarit nous disposons la plaque d’aluminium que nous découpons ensuite en suivant le “canevas”. La journée est très longue : elle débute à six heures du matin et se termine à six heures le soir, avec une pause d’une demi-heure pour le repas, ou ce qui en tient lieu, une soupe de rutabagas et quatre petites pommes de terre. Le ventre creux, toujours debout dans le fracas des machines, c’est terriblement fatiguant.
N’ayant aucun talent de bricoleur on s’aperçoit bien vite que je resterai toujours un piètre ouvrier. On me colle une perceuse dans les mains et je troue la tôle, les perforations vont de travers, j’encaisse les coups du “vert”(2) et les remontrances du « meister ». Rien n’y fait, je suis toujours aussi malhabile et de plus je n’ai guère le feu sacré, On m’essaye au marteau riveteur pneumatique, ça ne va pas mieux. Les petits Russes rigolent doucement de mes maladresses. Je n’appuie pas assez et le rivet joue dans son alvéole, il faut le faire sauter et tout recommencer. Le “meister” me regarde, désolé, c’est probablement de cet instant, que sa confiance dans l’habileté et la facilité d’adaptation des Français à assimiler n’importe quel travail fut fortement ébranlée. J’en demande bien pardon aux bons ouvriers de France, il faut vous dire que je n’y mets guère de bonne volonté.
Le “vert”(2) lui, s’essouffle à hurler et continue de frapper, méthode efficace sans doute pour l’assouplissement de mon échine mais totalement inopérante quant à l’amélioration de mes capacités. De guerre lasse, on me change de côté, au verso de la plaque, un travail tout simple m’attend, appuyer fortement sur la tête du rivet, le “tas” est lourd, mes bras défaillants, ma fatigue extrême et une fois de plus ça rate. Le Polonais, bon ouvrier, lève les bras au ciel de désespoir. Dix fois on m’explique la manière de m’y prendre, je tâte encore et toujours du “gummi”.
Décidément je ne suis bon à rien. Mon garde chiourme, par le truchement du Polonais, me demande ce que je fais dans le “civil”- Postier- Postier ! pour un “vorarbeiter”c’est la fin de tout, surtout pour un “vorarbeiter” escroc et voleur tel que mon gorille. Immédiatement, il assimile postier à intellectuel, il en crache par terre de dégoût , je suis de la merde, rien que de la merde, je resterai de la merde – Scheisse !
Alors on m’abandonne, on me confie deux toutes petites tâches : faire les courses et tenir la plaque de tôle pendant que sur l’enclume on procède à la finition. Il m’arrive de m’ endormir en tenant cette plaque et, patatras tout dégringole dans un bruit de tonnerre. Le Polonais me traite de “con”“pisda” entre ses dents, toute 1’ équipe se “tord” de rire devant ma mine ahurie.
En ce qui concerne les courses, là, je suis à mon affaire. Je déambule dans la halle, du magasin aux outils à la réserve des pièces détachées, au parc de stockage. Inutile de vous dire que les chemins les plus longs sont pour moi les meilleurs. J’évite parfois du justesse les S.S. de garde. Et les heures et les jours passent, on me laisse tranquille c’est presque la bonne vie. Sous d’autres cieux et dans d’autres conditions, mon aventure serait cocasse.
Mes amis Russes sont aux petits soins pour moi. J’ai eu l’immense joie de recevoir mon premier colis et leur ai distribué quelques morceaux de sucre et bouts de chocolat. Un jour, l’un d’entre eux, en flânant autour de la cuisine a découvert des os sur le tas d’ordures, avec son couteau il en extrait habilement des parcelles de moelle et m’invite à partager cette aubaine. C’est peu, dites-vous ! moi qui sait le prix de la nourriture dans les camps, moi qui sait que ce camarade est privé de tout et particulièrement maltraité, je dis que ce geste vaut des dizaines de kilos de sucre et des centaines de tablettes de chocolat. Aujourd’hui encore je garde présent en ma mémoire le souvenir de cette émouvante offrande. C’était cela la solidarité des camps.
Le travail est dur à Heinkel, les cadences sont infernales, la fatigue creuse les visages, la nourriture est insuffisante, les copains s’ affaiblissent. Le soir on tombe sur son grabat, vidé, abruti et il faut aller jusqu’au bout de sa garce de vie, jusqu’à l’épuisement total.…/…
Mais ce qui devait arriver, arriva. On me changea de halle, j’échouai à la huit ; mon nouveau contremaître, un « rouge »(1) celui-là, pas trop mauvais cheval, jugea vite de mes possibilités ; me collant un morceau de ferraille dans les mains il m’ordonna de limer afin, dit-il que j’ai l’air d’être occupé, et bien entendu pour lui éviter des « pépins ». Cette caricature de travail, fastidieux, déprimant, me conduisit jusqu’en octobre, date à laquelle, pour mon malheur, je fis partie d’un transport qui me ramena à Sachsenhausen.

Le terrible hiver 43-44
Me voici de retour à Sachsenhausen ! A Heinkel, au « Baukommando » j’ai laissé mon vieil Aristide, mon cher camarade Lecointre et Rabolliot qui travaillent à la menuiserie. Ici, je retrouve le vieux père Saillier et Boisson.
Mon block porte le numéro 25. Il se situe à droite, en entrant, par rapport à la porte principale. Le chef est un « rouge », allemand bien entendu. C’est un homme calme et tranquille, enfermé depuis plus de cinq années. S’il est exigeant pour la propreté, par contre, il surveille attentivement la distribution de soupe et impose au « kalfactor » une répartition équitable. Le soir il tolère les fumeries dans les w.c. A ce sujet une remarque curieuse : à Heinkel, interdiction absolue de fumer dehors, ici c’est le contraire, il faut aller dans la cour pour fumer. Comprenne qui pourra !
Parlons de mon travail. Je suis affecté au « waldlager », commando du bois. Chaque matin, après le lever, à cinq heures l’hiver et quatre heures l’été, puis l’appel, je rejoins ma colonne. Elle se compose d’environ cent vingt détenus, le « vorarbeiter » crie, c’est un « rouge »(1) taillé comme un avant de rugby, il est dangereux de subir ses bourrades. Par bonheur, s’il gueule fréquemment il cogne rarement. Nous sommes dans les derniers commandos à partir et je vois défiler devant moi la presque totalité des travailleurs de l’extérieur. A six heures trente, notre tour arrive. Il faut être impeccablement alignés par rangées de cinq. Les S.S. massés tout au long de l’allée centrale, rectifient à coups de poings les alignements. Les chiens tenus en laisse sont là aussi, de redoutables bergers allemands, bien nourris, aux crocs puissants qui vous déchirent une jambe ou vous égorgent en quelques minutes.
Nous nous présentons à la porte centrale, sous le porche un immense tableau noir, la nomenclature par ordre de sortie de tous les commandos extérieurs. Le vorarbeiter annonce à haute voix le kommando, le S.S. de service compte. Naturellement, pour cette cérémonie, le défilé a lieu têtes nues. Encadrés par les S.S. et les chiens nous sortons du camp, en route pour la forêt. Deux bons kilomètres nous séparent du lieu de travail. Ne nous plaignons pas, le redoutable Speer est à six ou sept kilomètres. Lorsque nous atteignons la forêt nous abandonnons le pas cadencé.
Depuis que je suis de retour à Sachsenhausen la pluie ne cesse de tomber, une pluie fine, pénétrante et rudement froide, elle s’insinue par le col de la capote et vous gèle jusqu’aux os. Les vêtements trempés sont comme des éponges ; la boue colle aux chaussures, nous pataugeons dans ce cloaque, nous glissons, il nous arrive de tomber, quelques uns perdent leurs claquettes, ils continuent pieds nus. Cette marche, relativement courte mais épuisante, nous conduit sur le lieu de travail.
Le contremaître nous sépare en divers groupes, étant nouvelle recrue je suis désigné pour le plus mauvais, celui des bûcherons. Nous sommes sept, presque tous français. Le « vormann » chef d’équipe est un polonais ; il a travaillé quelques années en France, dans les mines du Nord et parle assez bien notre langue. Il n’est pas trop mauvais. Sous le rapport des coups, je suis beaucoup mieux tombé qu’à Heinkel, c’est un progrès. Que va être notre travail ? Là, je ne suis pas gâté ! La pioche, la hache, la scie m’attendent. Je vais jusqu’au printemps 44 être voué à un labeur exténuant. La forêt restera un des plus mauvais souvenirs de ma déportation. Le travail consiste à arracher les souches de sapins qu’un autre groupe vient d’abattre, à les scier, à les fendre en petites bûches destinées à alimenter les poêles de messieurs nos gardiens.
C’est un travail terrible qui nous épuisa rapidement. Au fond de la fosse boueuse que nous avons creusée, je m’escrime, avec ma lourde pioche, la souche tient bon, mes mains sont déchirées, mes paumes sont couvertes d’ampoules qui suppurent. Maculé de boue, les pieds enfoncés jusqu’aux chevilles dans cette colle gluante, j’essaye d’arracher ces racines qui résistent obstinément. La désespoir m’empoigne, mes forces m’abandonnent, je me sens descendre la pente, celle qui conduit au crématoire, je n’ai plus de courage, je ne tiendrai pas longtemps, des frissons m’agitent, les reins, les épaules, les bras, les jambes tout me fait mal. Non, non, je ne tiendrai pas ! Et la pluie ! La pluie qui tombe sans cesse. Satanée pluie ! Jusqu’à la mi-novembre, pendant plus de trois semaines, elle ne nous lâchera pas. Elle nous prend au lever, à la sortie du block, elle nous accompagne toute la journée, elle est encore avec nous à l’appel du soir, à la rentrée au block ; nous la retrouvons même la nuit quand nous ressortons pour un contre-appel.
Bon Dieu ! Maudite pluie, ne vas-tu point t’arrêter ! Pourquoi ajoutes-tu ta déprimante continuité à l’avalanche de malheurs qui s’abat sur nous ? Sous mes loques trempées je tremble de froid, je vais crever, je vais crever ! Du fond de ma fosse, instinctivement, je lève les yeux vers le ciel, bas, terne et plat, il est comme le couvercle d’une poubelle ; pas un rayon de soleil, pas un coin de bleu. Souvent, trop souvent, le vent ajoute son souffle glacé à l’immonde pluie.
Par bonheur m’arrive un colis et c’est à ce colis et aux suivants que je vais devoir la vie. En effet, j’avais remarqué que mon vormann était un grand fumeur. Lorsqu’il manquait de tabac il “piquait” des rages terribles, vouant les S.S. aux pires tortures. L’idée me vint de lui offrir les cigarettes que je recevais, alors tout changea, ma vie devint précieuse, il tenait à moi, j’étais son sauveur. J’entretenais fort habilement sa tabagie, dosant minutieusement mes cadeaux. Il me sortit de mon trou et m’affecta au travail le moins pénible : la construction des meules. A longueur de journée j’entassais les bûches. J’avais aménagé dans la meule une cachette, je m’y glissais de temps à autre. Là, immobile, sous la pluie, je reposais mes membres endoloris. Mes mains allaient mieux, je reprenais confiance. Je surveillais, bien entendu, d’un oeil attentif, la possible venue de la garde. D’ailleurs, mon Polonais, tenant absolument à m’éviter tout ennui, n’oubliait jamais de me prévenir : « Attention Marcel, ces cons de S.S. approchent » . Vite, je sortais de ma cachette et reprenais l’entassement des bûches.
L’hiver vint . Un hiver dont on ne peut se faire une idée chez nous. Extrêmement rigoureux, …

LES SANCTIONS
Les fautes le plus graves étaient sanctionnées par un séjour à Klinker, kommando particulièrement redoutable. Klinker était une briqueterie s’élevant face à Speer, de l’autre côté du canal. Klinker “consommait” énormément de détenus. Celui qui en “prenait” pour plus de trois mois, si solide qu’il fut, n’en revenait jamais. C’était vraiment l’enfer. Je veux rapporter ici quelques conversations échangées avec des camarades qui eurent l’occasion, soit d’assister de Speer au travail chez Klinker, soit d’avoir connu quelques rares survivants de ce kommando.
Les détenus travaillent à la briqueterie vingt quatre heures sur vingt quatre, à raison de deux tranches de six heures coupées de repos de même durée. La nourriture y est exécrable, le travail exténuant. Lors du déchargement d’une péniche les détenus, chargés de sacs de ciment, doivent en courant franchir une centaine de mètres, déposer leur charge puis revenir, toujours au pas de course, reprendre une nouvelle charge. Les Kapos et les S.S. surveillent la marche des opérations, et gare aux traînards, les triques entrent dans la danse, les gars tombent comme des mouches, il en reste dix, vingt ou trente, qu’importe ! La péniche est déchargée dans un temps record et c’est cela seul qui compte.Voici un autre exemple. Une des positions de travail les plus rudes de Klinker se trouve à l’entrée des fours. Vous recevez les briques sortant de la presse, elles vous arrivent sur un tapis roulant à gauche, vite, vite, vous vous en saisissez et les empilez à droite sur le wagonnet qui ensuite sera roulé vers le four pour la cuisson. Un simple geste me direz-vous ? Ce qui pourrait être seulement un travail rude devient, du fait de la cadence, très rapide, un véritable martyr, et ça dure six heures, six longues heures, trois cent soixante minutes, une brique toutes les dix secondes, sans un arrêt, sans un temps de pause. Comptez, plus de de deux mille briques pour votre tranche de travail. Au bout d’une heure vos bras et vos épaules s’enkylosent, vos mains se déchirent, éclatent, le sang coule et ces plaies, continuellement en contact avec le sable et le ciment, s’enveniment. Derrière vous le Kapo,vigilant, attentif, vous surveille, sa face grimace comme celle d’un démon, il hurle sans arrêt.
Deux mille briques, près de huit tonnes, pour un ventre vide, pour un sac d’os. Vous sortez de là exténué,vidé, sanglant, le corps et le visage couverts d’une poussière blanche qui vous fait ressembler à une statue de pierre, quand vous en sortez ! Si vous tombez le Kapo vous achève à coups de planches. Klinker, un enfer ! Mieux vaut pour toi, que d’aller là-bas, te jeter sur les barbelés électrifiés.

Le suprême châtiment, c’est la potence…/…

Marcel Couradeau

Ouvrage édité par l’auteur au profit de la

Caisse de Solidarité P.T.T.Poitiers-Gare

(1) « rouge » : il s’agit des détenus politiques qui portaient un triangle rouge
(2) « vert » : il s’agit des détenus de droit commun qui portaient un triangle vert.

Le matricule 58.124 sera affecté dans son dernier kommando, réservé aux français à la réputation d’être moins voleurs ! durant l’hiver 44-45. Il « brassait » de la vaisselle et des pots de chambre. Tout était compté, classé, étiqueté. Ceci s’effectuait dans des conditions exceptionnelles de confort grâce auxquelles Marcel Couradeau aura la vie sauve, rentrera et témoignera.