Soeur Jeanne Chérer

Ayant fui la ville de l’Hôpital (Moselle) et se dirigeant vers Lusignan, une assistante sociale a été très active dans l’aide et le sauvetage de persécutés du nazisme. Son chauffeur, Raymond Picard, raconte :

Soeur Jeanne Cherer

Action de Sœur Chérer au camp de Rouillé racontée par son chauffeur Raymond Picard.

Soeur CHERER
« C’est à partir de 1943, qu’appelé par sœur Chérer à conduire sa Juvaquatre (son chauffeur Ménard étant malade) que je me rendis compte de l’activité extraordinaire de cette patriote hors série.
Elle manquait d’essence, et comme mon activité commerciale était très réduite du fait de la difficulté de s’approvisionner en marchandises, elle me demanda de l’aider davantage puisque j’avais le temps et surtout de quoi rouler sans restriction avec un petit camion et une camionnette équipés de gazogènes.
Alors commencèrent pour moi et continuèrent pour elle de véritables expéditions pour ravitailler les détenus politiques du camp de Rouillé et plus tard de celui de Poitiers. Cela devait durer quinze mois, avec beaucoup de chance il faut l’avouer. Il est certain que sa cornette, son imposante personnalité et sa parfaite connaissance de l’allemand étaient des atouts dans les circonstances du moment. Rien ne lui était impossible et comme tout lui réussissait, j’étais arrivé moi-même à nous croire invincibles. Elle répétait souvent que faisant une œuvre humanitaire, elle était protégée et ne craignait rien. Malgré cela, elle avait une tenue de laïc avec une porte dérobée en cas de rafle chez elle. Par la Croix Rouge, par des dons, par le travail acharné de ses compagnes, elle avait monté un véritable magasin d’effets qu’elle distribuait aux détenus politiques suivant leurs besoins. Lorsqu’elle demandait à ces pauvres gens ce qu’il fallait qu’elle rapporte pour les habiller convena¬blement, c’était la ruée vers elle au voyage d’après. Elle n’oubliait personne. Comme assistante sociale du camp, cette activité était tolérée malgré la pénurie. Des rapports défavorables ne la découragèrent pas. La nourriture était insuffisante et mauvaise et elle me confia qu’elle ferait tout pour apporter de la nourriture malgré l’interdiction formelle et les difficultés de s’approvisionner soi-même.
Et c’est là que je compris la valeur de cette brave personne. Par Germain Rouffignac, commis boucher, chez Georges Naud, elle fit demander si des cultivateurs voulaient bien lui vendre des animaux à un prix raisonnable. Nous allions tous les trois voir ceux qui acceptaient et, le soir convenu, nous partions un peu avant la nuit chez le cultivateur avec le camion ou lacamionnette (suivant la bête à tuer) en partant à l’opposé du lieu où on allait. Rouffignac tuait sur place en silence, bœufs, porcs, veaux, chèvres (il bâillonnait les bêtes pour éviter qu’elles crient, c’était pratique courante) puis il dépouillait, débitait par quartiers et nous chargions la viande dans des sacs pour revenir à Lusignan par des chemins secondaires (aussitôt rentrés au garage, les compagnes de sœur Chérer et nous, nous cachions notre butin et nous allions nous coucher).
Le lendemain, nous partions au camp de Rouillé avec la viande cachée au travers des caisses de bière et si Barrault ou Lombard ne nous avertissaient pas qu’il y avait danger, nous rentrions dans le camp avec sœur Chérer, imposante d’autorité pour geler les gardiens qui auraient pu être curieux.
Aux cuisines, c’était le même problème, il fallait cacher la viande mais tout était bien organisé pour cela. Un jour, une mission allemande arriva pendant que nous procédions à un pareil déchargement ; sœur Chérer s’avança vite au devant d’eux et avec une aussi hautaine attitude que ses interlocuteurs, elle leur parla aussi longtemps que dura le déchargement. Celui-ci terminé, elle me commanda sèchement d’avancer et, devant les Allemands au garde-à-vous, elle monta dans le camion et nous sortîmes du camp avec la caisse à double fond qui contenait comme d’habitude le courrier que les détenus envoyaient à leurs familles, courrier qu’il fallait porter à Poitiers à différents endroits pour ne pas attirer l’attention de curieux éventuels.
Quand il n’y avait pas de bière à livrer, elle chargeait la camionnette à laquelle on avait fait un double plancher. Entre les deux planches, viande, sucre, farine, huile, légumes secs étaient entassés puis sur le plancher visible des effets, des vêtements lavés et raccommodés par ses compagnes, des gerbes de lierre pour confectionner des guirlandes à l’occasion d’une fête, donnaient le change.
Des détenus ayant demandé si elle pouvait leur procurer du vin, elle m’envoya à différentes reprises dans la région de Neuville avec mon camion chargé de fûts à bière vides, avec un gendarme « complice » assis à côté de moi sur le siège. Remplir les fûts de vin rouge, établir une fiche factice de livraison de bière et nous passions tous les contrôles sans ennuis ; le gendarme faisait un salut avec tout le sérieux requis. Arrivés à Lusignan, ses compagnes et nous, nous embouteillons du vin dans des bouteilles à bière dont le verre était foncé et mises au milieu du chargement, les caisses de vin semblables à celles de bière étaient dirigées sur le camp sans encombre pour le plus grand plaisir des pauvres détenus dont certains furent fusillés quelques mois plus tard.
Parmi les condamnés politiques et les juifs, il y avait des ingénieurs, des professeurs, un médecin et des gens de modeste condition. Lorsque sœur Chérer arrivait au camp, c’était touchant de voir tous les visages se transformer par l’espérance toujours renouvelée qu’elle leur apportait. Combien ont revu leurs familles grâce à elle et combien sans nouvelles, lui ont demandé de faire des recherches, ce qu’elle fit presque toujours avec succès.
Jusqu’à juin 1944, je l’emmenai partout où elle avait des missions à accomplir, à Poitiers, notamment, deux fois par semaine, à Ligugé chez les moines, à Vivonne, à Saint-Sauvant, Vouillé, Lezay, Couhé, Sanxay, Champagne, Chaunay, etc. (Les « ausweis » m’étaient parfois retirés, aussi prenait-elle celui de la commune en attendant d’avoir celui de la Croix-Rouge que nous pûmes renouveler jusqu’à la fin).
Elle ne me disait qu’après, le but de ces voyages, qui consistaient à camoufler des Résistants, à assurer des liaisons et messages dont la chargeaient des chefs de la Résistance qu’elle rencontrait à Poitiers pendant que je livrais des vivres au patronage Saint-Joseph, pour le camp de la route de Limoges et au dispensaire de la rue Renaudot.
La circulation sur les routes devenant plus difficile, elle avait mis le drapeau de la Croix-Rouge sur ma camionnette et si nous rencontrions des nazis, toujours hardie et sereine, elle discutait ferme, elle réussissait toujours à se tirer de situations périlleuses.
En août 1944, après avoir déménagé le camp de la route de Limoges sur ordre du R.P. Fleury, à cause des Hindous qui approchaient, elle ne dut son salut qu’en se cachant derrière des blocs de pierre dans la cour du fabricant de monuments funéraires. La horde passa sans la voir et elle fut sauvée. »

Texte extrait de :
Roger PICARD,  » Hommes et combats en Poitou 1939-1945″ Martelle éditions. Article préparé par

Sabine Renard-Darson