Sanxay Août 1944

Voici deux témoignages concernant les évènements qui se sont passés le 12 août 1944 à Sanxay.
Ce jour là, une colonne allemande de répression des maquis, partie de Niort, occupa dans l’après-midi le village de Sanxay à la recherche des chefs et des résistants du maquis Maurice, prenant les hommes en otages et menaçant le village de représailles. La population éprouva de longues heures d’angoisse, que la connaissance du drame d’Oradour-sur-Glane quelques semaines plus tôt accentuait. Les troupes allemandes repartirent le soir même pour Niort, sans exactions majeures mais en emmenant des suspects et des otages qui furent libérés environ deux semaines plus tard lors du départ définitif des troupes allemandes.

Sur cet évènement il existe à ce jour deux témoignages connus. L’un a été écrit aussitôt après les faits, trois mois plus tard : il s’agit du rapport rédigé pour l’évêque de Poitiers par le curé de Sanxay, le père François Delavault (archives historiques de l’évêché de Poitiers). Placé avec le maire au cœur de l’évènement, il relate dans son rapport l’ensemble des évènements  de l’été 44. Le second, sous la forme d’une conférence prononcée 70 ans plus tard, est le témoignage d’un jeune homme de 15 ans et demi en 1944, M. Gérard Fournier.

La lecture de ces deux documents montre à l’évidence, malgré l’écart de temps (70 ans) qui sépare les deux témoignages de grandes concordances dans le récit des faits, les textes se complétant même sur de nombreux points. Il reste cependant une discordance majeure : le récit du dénouement du drame. Le père Delavault placé au cœur de l’action avec le maire attribue la décision d’épargner la population au commandant de l’unité allemande présent sur place, tandis que M. Gérard Fournier attribue, lui, cette décision à l’arrivée inopinée d’un officier supérieur allemand, qui serait arrivé en automobile au moment crucial pour arrêter par son autorité le massacre qui allait s’accomplir.

Transcription de la lettre et du rapport faits par le père Delavault, curé de Sanxay, à l’évêque de Poitiers, sur les évènements du 12 août 1944.

1. La lettre introductive :

« Sanxay, le 15 novembre 1944.

Excellence,

J’ai l’honneur de vous envoyer mon rapport sur les évènements de guerre survenus dans notre paroisse durant cet été 1944. Sans aucun doute le Bon Dieu nous a protégés car beaucoup de bourgs ont été brûlés pour des raisons moins graves que celles que les Allemands auraient pu invoquer pour incendier Sanxay et fusiller au moins une partie de ses habitants.

Peut-être devons-nous notre salut à ce fait, qu’au mois de mai dernier 233 familles de la paroisse sur environ 290 se sont consacrées au Sacré-Cœur.

Je me permets de vous recommander la famille Papineau dont la ferme a été complètement incendiée le 17 juin par les Allemands. M. Papineau ayant été tué (du moins on n’a aucune nouvelle de lui), Mme Papineau reste avec quatre enfants dont l’aîné a 15 ans, et tout son mobilier a été pillé ou brûlé.

Veuillez agréer, Excellence, l’hommage de mon profond respect en N.S.

F. Delavault. Curé de Sanxay ».

2. Le rapport :

« Evènements de guerre (1940 – 1944)

Pendant les trois premières années de l’occupation allemande la population de Sanxay n’a pas connu de grandes émotions. Sans doute pendant les premiers jours de juillet 1940, les troupes ennemies descendant vers le sud-ouest, ont traversé le bourg ; des unités ont séjourné quelques jours, mais on n’a à leur reprocher aucune exaction grave. On ne peut donc signaler aucun incident de 1940 à 1944 sauf une perquisition minutieuse au presbytère en novembre 1940. Mais avec le printemps 1944 arrive l’époque des émotions et des tribulations.

            1° Affaire de La Briouze.

Quelques jours après le débarquement anglo-américain en Normandie, un groupe de résistance, organisé secrètement à Sanxay, passe ouvertement à l’action le 13 juin. De ce moment on peut dire que le bourg est en état de guerre, car le maquis multiplie les coups de main. Malheureusement la Gestapo parvient à connaître les noms de quelques membres du groupe et particulièrement celui du chef, M. Marcel Papineau, fermier à La Briouze. Elle ne perd pas de temps : le jeudi 15 juin des Allemands arrivent dès le matin à La Briouze. Heureusement M. Papineau ne s’y trouve pas, sa femme réussit à s’enfuir dans les champs ; il ne reste à la maison que Mme Papineau mère, septuagénaire et son petit-fils Jean âgé de 14 ans. On les interroge, on les presse de questions sur le maquis, et comme ils ne veulent pas répondre, on les maltraite, on les frappe brutalement mais les policiers ne peuvent obtenir aucun renseignement et repartent. Le même jour, M. Le Maire de Sanxay était convoqué à Poitiers par ordre de la Gestapo. Il est interrogé sur la composition du maquis et sur son activité ; naturellement il fait celui qui ne sait rien. Finalement il est relâché mais en recevant l’ordre d’envoyer, dans les trois jours, un rapport explicite sur les agissements des « terroristes » dans sa commune.

Le samedi 17 juin, avant l’aube, plusieurs voitures et camions allemands sont de nouveau à La Briouze, où il n’y a que Mme Papineau mère, le jeune Jean Papineau et un domestique. Tous les trois sont immédiatement arrêtés. Puis les Allemands commencent le pillage méthodique de la ferme, entassant leur butin dans les camions : linge, ustensiles de cuisine, volailles, cochons, grains, etc. Comme les véhicules qu’ils ont amenés ne suffisent pas, un officier vient à Sanxay réquisitionner un camion, son conducteur et trois hommes de corvée.

Le pillage terminé, les Allemands mettent le feu à la ferme, après avoir eu soin de rassembler, près des bâtiments, le matériel de culture dispersé dans les cours, afin qu’il soit lui aussi détruit. Aussi quand ils partirent, vers 10 heures, il ne restait à peu près rien de cette ferme importante et bien organisée. Comme les pillards n’avaient pu emmener tous les bestiaux, ils en avaient confié une partie à la garde du fermier voisin, en lui disant qu’ils reviendraient les chercher, ce qu’ils firent quelques semaines plus tard.

Ce même jour (17 juin) M. Le Maire de Sanxay, qui n’avait pu, parce qu’il n’y avait pas de courrier postal, envoyer à la Préfecture le rapport qui lui avait été demandé par la police allemande, se rendit personnellement à Poitiers. Le soir il ne revint point, car son rapport ayant été jugé incomplet et insuffisant, il fut arrêté et conduit à la prison de la Pierre-Levée, où il devait rester trente-deux jours, ainsi que les trois personnes arrêtées le matin à La Briouze.

Ces évènements, faut-il le dire ? jetèrent la consternation à Sanxay, et aussi la plus grande crainte car les Allemands avaient menacé de traiter le bourg comme ils avaient traité La Briouze, si le maquis continuait son activité. D’ailleurs le 23 juin ils étaient de nouveau à Sanxay où ils procédaient à l’arrestation de deux hommes et d’une femme qui étaient en séjour dans les hôtels.

Quelques jours plus tard, dans un combat, M. Papineau fut tué, ou du moins passa pour tel, et cela détourna quelque peu l’attention des Allemands de notre bourg. Pas pour longtemps pourtant, car le groupe de résistance, avec un nouveau chef (1), continuait ses hardis coups de main. Aussi vivions-nous dans la crainte de représailles allemandes.

(1) : Il s’agit très certainement de Maurice Bache, chef du maquis Maurice.

            2° Affaire du 12 août 1944.

Dans la matinée du 12 août 1944 nous apprenions qu’une colonne allemande opérait des perquisitions et des rafles à Ménigoute et à Vasles. Cette nouvelle nous fit supposer que nous connaîtrions d’ici peu les mêmes ennuis. Ils vinrent plus tôt que nous l’avions pensé.

Ce même jour en effet, vers 13 heures 30, les Allemands arrivent à Sanxay, et rapidement cernent tout le bourg ; quelques membres du maquis, particulièrement recherchés par la Gestapo, qui se trouvaient chez eux, arrivent, non sans peine, à s’échapper.

Aussitôt le bourg cerné, les Allemands commencent les perquisitions. Dès le début leurs recherches sont fructueuses : dans un immeuble ils trouvent du matériel dont la provenance n’est pas douteuse : parachutes, uniformes allemands, essence, etc. ; dans des rues écartées ils trouvent aussi deux autos abandonnées quelques instants auparavant par les maquisards. C’est alors que les affaires se gâtent et prennent une gravité exceptionnelle. Le Maire reçoit l’ordre de rassembler tous les hommes sur le Champ de foire. Aucun ne peut échapper car les perquisitions continuent et tous ceux qui sont trouvés chez eux ou dans leurs jardins sont conduits sur la place.

Bientôt nous étions là, de 250 à 300 hommes ou jeunes gens alignés sur trois rangs, gardés par des soldats et nous demandant avec angoisse ce qui allait nous arriver, car nous connaissions les tragiques massacres d’Oradour sur Glane et d’ailleurs. Ce que nous entendions n’était point fait pour nous donner confiance. Il y en avait en effet plusieurs parmi nous qui connaissaient la langue allemande et c’est ainsi qu’ils entendirent un lieutenant dire au Commandant : « Voilà trois fois que nous venons à Sanxay, il n’y a pas de raison que nous y venions une quatrième ; il faut tous les passer à la casserole (sic) ». Un de nos gardiens ayant aperçu dans les rangs le Curé de la paroisse l’interpella et lui demanda : « Est-ce que votre église a une valeur historique ? ». Cette question, posée par un homme probablement curieux de choses archéologiques, mit encore un peu plus d’angoisse dans l’âme de ceux qui l’entendirent car ils pensèrent aussitôt à ce qui s’était passé dans l’église d’Oradour.

Ce furent des heures terribles que nous vécûmes là ; d’autant plus que nous savions que le camp des maquisards n’était qu’à deux ou trois kilomètres de Sanxay et nous redoutions que les Allemands le trouvent.

Après plusieurs heures d’attente, ils commencèrent la vérification des cartes d’identité. Elle se fit sans incident notable. Pendant ce temps les soldats qui avaient perquisitionné dans le bourg et dans les fermes avoisinantes revenaient vers le Champ de foire. La plupart d’entre eux semblaient très excités : comme il faisait très chaud ce jour-là, ils s’étaient fait servir à boire dans les maisons. Cet énervement ne nous rassurait pas.

La vérification des cartes terminée, on nous fit ranger en colonne par quatre. Une grande angoisse nous étreignit alors ; nous sentions que le dénouement approchait. Ce que nous voyions nous faisait craindre le pire : à chaque instant des motos et des autos arrivaient et repartaient, le cercle de nos gardiens devenait plus menaçant, les mitraillettes étaient braquées et prêtes à tirer, dans les rues avoisinantes les femmes pleuraient ou poussaient des cris déchirants. L’heure était véritablement tragique !

Heureusement les perquisitions s’étaient terminées sans apporter rien de nouveau. Les Allemands tinrent alors une sorte de conseil tout près de nous, ce qui permit à nos interprètes de suivre en partie la discussion. Le même lieutenant qui, quelques heures plus tôt voulait nous fusiller tous, proposa, puisque le Commandant s’opposait à cet acte barbare, de prendre de 40 à 60 otages, ce que le commandant refusa encore de faire en disant qu’il en avait déjà suffisamment.

Finalement le Commandant vint vers nous et nous fit un petit discours que traduisait un interprète. Il nous dit : que les perquisitions du début de l’après-midi avaient fait découvrir un matériel important prouvant qu’à Sanxay il y avait une bande organisée de « terroristes » ; que le devoir de ses habitants était de signaler ces « terroristes » aux autorités ; que pour aujourd’hui, comptant sur notre bonne volonté, il ne punissait pas, mais que, s’il était obligé de revenir, les représailles seraient terribles. « Enfin, ajouta-t-il, vous pourrez retourner chez vous quand le dernier camion sera parti ».

Inutile de dire avec quel soupir de soulagement ils accueillirent ces dernières paroles tous ces hommes qui, gardés prisonniers de 13 heures 30 à 19 heures, avaient senti peser sur eux la menace de la mort pendant toute cette soirée tragique !

Les autos et les camions partirent peu après ; malheureusement dans le convoi il y avait un autocar emmenant vers Niort les otages arrêtés à Sanxay : M. Carlouet, maire de Sanxay, M. Vadier âgé de 84 ans, dans la maison duquel avait été trouvé le matériel compromettant, Mme Noémie Bâche chez qui les Allemands avaient perquisitionné minutieusement et à qui ils avaient enlevé toute sa fortune en espèces parce que son mari était le chef du maquis ; Mme Coulon, M. et Mme Dufour et leur fils, M. Clément, M. Baker, M. Vuzé, M. Béguier, M. Jallais et deux jeunes filles Melles. Misseuil, petites-filles à M. Vadier. Les évènements militaires qui survinrent dans la semaine firent que toutes ces personnes furent relâchées à partir du 19 août.

Les habitants de Sanxay n’oublieront jamais cette soirée tragique durant laquelle ils se sont sentis si près de la mort, car, sans aucun doute, si le Commandant allemand avait cédé aux suggestions pressantes de quelques-uns de ses officiers, il y aurait eu à Sanxay ce 12 août 1944, des massacres et des incendies.

F. Delavault. »

Témoignage de M. Gérard Fournier, témoin des évènements, enregistré le 12 août 2014 dans la salle des fêtes de Sanxay.

« Il est 7 heures. Dans ma chambre au deuxième étage de la maison familiale, je suis réveillé par l’angélus que chaque matin, M. Fleury sonne à l’église du village. Cette journée du 12 août 1944 s’annonce belle. Le soleil brille, la rue est animée et le père Firmin tape déjà sur son enclume tandis que M. Magneron brasse ses fagots pour sa deuxième fournée de pain, que M. Guérineau le coiffeur fait son ménage extérieur, que la bouchère frappe sur son billot, que M. Savary part maçonner en campagne et que les poules du quartier caquettent en cherchant leur pâture dans le crottin abondamment laissé par les chevaux venus au ferrage la veille.

Après un rapide petit déjeuner je vais dans la boutique, comme chaque jour pour aider mon père dans son travail. Trois chevaux sont déjà là et mon rôle sera de chauffer les fers et de les limer avant leur pose. Toute la matinée va se passer de cette façon. Vers 11 heures le soleil chauffe dur, les mouches deviennent agressives et ma mère prend l’émouchail (en dialecte, queue de cheval fixée à un manche ou branche feuillue pour écarter les mouches des chevaux et des bestiaux). La petite place du marché aux bœufs que l’on appelle maintenant « Grande Fontaine » est animée comme tous les quartiers du bourg, car Sanxay, havre de paix, est très fréquenté par les gens de Paris ou de Poitiers qui viennent ici se mettre à l’abri des bombardements et trouver une nourriture absente dans les grandes villes.

En fin de matinée, M. Poindessault de Benassay, qui faisait le ramassage du lait, de ferme en ferme avec une charrette pleine de bidons, s’arrête à la boutique pour faire remettre un clou à un fer de son cheval. Il dit à mon père : « I sais pas c’quo’ya, mais c’qu’est sûr c’est qu’o ya tout pien de boches sur la route. Tchi queul vont faire ? ». Mon père a tout de suite pensé que cela pourrait être grave. Comme il était midi et demi –donc l’heure d’écouter les messages personnels venant de Londres – il grimpe dans son grenier, s’installe devant son poste à galène, indispensable pour éviter le brouillage et l’écouteur à l’oreille capte les deux messages suivants : « Le Xeres est un vin d’Espagne » et « Le Xeres est un vin excellent ». Le premier message avait déjà été capté quelques jours plus tôt pour donner l’alerte. Les deux ensemble confirmaient un débarquement imminent, sans toutefois désigner le lieu. Les maquisards pensaient que ce serait vers La Rochelle, mais ce fut en Provence, le 15 août. Aussitôt les messages captés, le poste est camouflé dans un faux grenier indécelable à première vue et Firmin saute sur son vélo et file dans le « Bas-bourg » où il savait trouver Maurice Bache, le chef du maquis, qui déjeunait chez Roland Bermond, un autre maquisard débarqué de Paris… ou d’ailleurs. Il leur dit : « Je suis monté sur mon toit de maison et j’ai vu que les boches entouraient le pays. J’ai capté les messages que vous attendiez et maintenant filez ». Fort heureusement ils ont réussi à passer à travers les mailles du filet en traversant la rivière.

A 13 heures, Sanxay était complétement bouclé et les Allemands se répandaient dans les rues sous la conduite d’un lieutenant SS. Ils entraient dans toutes les maisons qu’ils fouillaient de bas en haut, de la cave au grenier. Ils allaient jusqu’à défaire les lits pour découvrir d’éventuels maquisards cachés. Ils donnaient l’ordre à tous les hommes de se rassembler sur le champ de foire, ce que nous fîmes sans protester. Mon père avait 40 ans et moi 15 ans et demi. On nous fit aligner sur plusieurs rangs dans l’allée de tilleuls qui longe la route. L’ordre, brutal, nous fut donné de lever les bras en l’air. Les soldats nous fouillèrent systématiquement, les uns après les autres. Tous ceux qui avaient la moindre chose anormale étaient sortis du rang et alignés le long du mur de « L’écu de France ». ce pouvait être  un carnet, une photo, une lettre, un simple papier, un objet insolite… Certains ont réussi à avaler ce qu’ils avaient de compromettant. M Joseph Falourd, à côté de nous, a avalé un message qu’il devait remettre aux maquisards avec leur soupe qu’il a renversée avant d’arriver. Un homme de Saint Germier a avalé deux balles de revolver qu’il avait dans ses poches. Malheureusement il avait aussi un revolver dans les sacoches de son vélo, qu’il avait posé devant chez M. Vuzé, ce qui a valu à ce dernier d’être embarqué en fin de journée vers la prison de Niort. Mon père et moi n’avions rien de compromettant sur nous et fort heureusement il avait bien caché son poste à galène avant de partir. Pendant la fouille de la maison ma mère et ma sœur étaient très anxieuses, comme toutes les autres femmes du bourg sans doute.

Sur le champ de foire, le moral était au plus bas. Le lieutenant SS vociférait sans arrêt et les soldats avaient l’arme au poing. Ils allaient très souvent au café Desplas. Payaient-ils leurs abondantes consommations ? Je ne m’en souviens pas ! Toujours est-il que cette grande absorption d’alcool augmentait notre inquiétude. Ils accordaient la permission d’aller aux toilettes qui se trouvaient un peu plus bas. M. Théophile, un instituteur lorrain qui comprenait l’allemand, nous dit un peu plus tard que les soldats disaient en rigolant qu’ils allaient nous faire passer l’envie de pisser. Heureusement nous, pauvres Sanxéens, ne comprenions pas. Ils ont fouillé la maison de Maurice Bache et sa femme leur a déclaré ne plus vivre avec lui. Ils ont pris 50.000 F en liquide et la photo de Robert Charron, boxeur de renom qui était le filleul de guerre de Mme Bache, croyant sans doute que c’était le portrait de  Maurice puisque le lieutenant SS a circulé parmi nous avec cette photo dans les mains. Quand il trouvait que l’un d’entre nous avait une ressemblance avec la photo il le faisait sortir du rang et l’envoyait s’aligner le long du mur de L’Ecu de France. Une quinzaine d’entre nous a été ainsi sélectionnée par le lieutenant SS qui a chaque fois criait : « Raousse » (raus). Je me souviens seulement de Fernand David, Pierre Guérineau, Robert Pichon et l’un de ses copains de Paris. Nous pensions que tous ces hommes alignés le long du mur allaient être fusillés, d’autant qu’une mitrailleuse était installée devant eux. Claude Chauvineau, un camarade de mon âge, prit peur et voulut s’enfuir. A grands cris les soldats le rattrapèrent et le sermonnèrent.

Vers 18 heures ils nous ont entassés un peu plus bas vers les toilettes et nous ont entourés de soldats qui nous mettaient des mitraillettes dans le dos. Un canon de 90 fut installé face à nous dans l’allée centrale qui mène à la mairie. Il y avait une navette continuelle du champ de foire à l’église. Nous pensions mourir. Mon père me dit : « Notre dernière heure est arrivée, ça va pas être beau toute cette chair qui va voler en éclats ! A la première rafale on se couche et on fait le mort. Advienne que pourra ». C’était le silence total dans cet amas humain. Quelques-uns pleuraient en silence comme M. Bétin ancien maréchal-ferrant et ex-combattant de 14-18. A ce moment une voiture est arrivée de laquelle est descendu un officier qui est aussitôt venu à la rencontre du lieutenant SS. Il était près de 19 heures et depuis une heure nous étions en très, très mauvaise posture. Le commandant, un officier autrichien de la Wehrmacht s’est adressé au lieutenant en ces termes, d’après la traduction que nous en ont fait les lorrains qui étaient parmi nous : « Malheureux ! Qu’est-ce que vous alliez faire ? Ce n’est pas le moment ! ». Et aussitôt il s’est adressé à nous dans un français impeccable : « Pour ce qui vient de se passer ici je devrais tous vous faire fusiller mais aujourd’hui je vous fais grâce. Si nous sommes obligés de revenir vous serez tous fusillés. Quand la dernière voiture allemande aura quitté le village, vous serez libres ».

Nous avons su plus tard, que ce qui était reproché aux maquisards c’est d’avoir tué deux majors allemands qui circulaient dans une voiture de la Croix Rouge, du côté de La Ferrière. En partant ils ont emmené une quinzaine d’otages, dont M. Carlouet le maire, M. Vuzé à cause du revolver qui était dans la sacoche du vélo laissé devant chez lui, Mme Bache l’épouse de Maurice, Mme Coulon et ses employés car une voiture pleine d’armes était garée à Saugé près de sa maison, le père Vadier chez lequel le maquis avait entreposé 800 litres d’essence et cinq costumes de militaires allemands. Il habitait à la sortie de Sanxay, la maison en bas de la côte de Saugé. Ils sont restés une quinzaine de jours en captivité à Niort car les Allemands se repliaient et les prisonniers se sont libérés tout seuls.

Les Allemands à peine partis, deux voitures de maquisards sont arrivés sur la place devant chez Desplas, drapeaux sur le capot et mitraillettes au poing. Sans doute quelques jeunes inconscients qui n’avaient pas réfléchi. C’était une démarche idiote après ce qui venait de se passer ! Ils ont été pris à partie par la foule des hommes qui sortaient de six heures de cauchemar : l’un d’eux a même reçu un coup de poing sur la figure à travers la vitre ouverte de la portière.

Cette journée a donné lieu à des situations curieuses, dramatiques, parfois burlesques. C’est le cas de ce soldat soviétique, évadé d’un camp de prisonniers qui était caché chez M. Carlouet le maire. Il est descendu se cacher dans la fosse d’aisance et y est resté toute la soirée. Il en est sorti à moitié asphyxié. Emile Bergeon, réfractaire du STO était caché dans une ferme à Ménigoute. Dans la nuit du 11 au 12 août il est venu voir sa femme et s’est donc trouvé à Sanxay au mauvais moment. Il est resté caché sous un tas de fagots toute la soirée. Il y eut ainsi de nombreuses anecdotes qui auraient pu tourner au drame. Le 25 août, un scenario identique s’est déroulé à Vasles car trois Allemands y avaient été tués dans la rue. Un Français y a été fusillé. Le soir du 12 août nous avions peur que les allemands reviennent et nous sommes allés coucher à Herbord chez nos amis Gautier.

Après la guerre, M. Carlouet a voulu remercier le commandant allemand de son intervention bienveillante et il a  appris que celui-ci avait été tué au front.

Voilà à peu près tous les souvenirs qui me restent de cette journée mémorable. Chaque année le 12 août, j’évoque en solitaire ces tristes événements et cette année j’ai le plaisir de les évoquer avec vous. Je vous remercie de votre attention ».

Michel Thébault.

Sources : archives historiques de l’évêché de Poitiers