Dénonciations et dénonciateurs sous l’Occupation.

André Halimi fait état, pendant cette période, de millions de dénonciations de Français concernant d’autres Français, ce qui est consternant mais révélateur d’attitudes menaçantes dont il fallait se méfier.
Ouvrages, témoignages patiemment recueillis ainsi que l’ouverture aujourd’hui des archives au public permettent de mieux comprendre ce climat d’insécurité dans lequel vivaient ceux qui avaient choisi de résister.

Lettre Delaunay

Jean-Marie Augustin dans son livre « Collaborations et épuration dans la Vienne 1940-1948 » dévoile avec nuances mais sans complaisance ces comportements de nos compatriotes pendant cette période. A travers ce climat révélateur de l’Occupation on découvre une étude psychologique des gens qui sont passés à l’acte de la dénonciation.
In p 53 « Les Français se dénoncent entre eux en profitant de la présence de l’occupant et de la volonté répressive de Vichy. Les Allemands incitent aussi par voie d’affiche avec promesse de récompense. La désignation des ennemis du régime relayée par la propagande, la presse et la radio confère à la dénonciation les qualités d’un devoir civique et d’un acte de salubrité publique. Elle permet aussi d’assouvir des désirs obscurs qu’on ose à peine exprimer». C’est ainsi que nombre de lettres anonymes adressées à la police, la préfecture ou la kommandantur sont signées : « Un bon Français. »
Les motivations de ces dénonciations sont de nature très différente. Elles dépendent souvent de faits de droit commun par leur turpitude: dénonciations d’un mari gênant, d’un employé dont on veut se débarrasser d’un voisin que l’on jalouse, d’un bien que l’on veut s’approprier en dénonçant un juif dont on pourra occuper le logement.
In p 59 « A la suite d’une discussion avec son voisin, un cimentier italien qui habite à Bonillet commune de Chasseneuil-du-Poitou charge sa concubine d’alerter la Feldgendarmerie de Poitiers. Le voisin est condamné à cinq mois pour avoir parlé de sale macaroni. »
Ces motifs de dénonciation futiles mais lourds de conséquence représentent 80% des dénonciations, d’après Jean-Marie Augustin, tous milieux sociologiques confondus avec cependant une forte proportion 21,1% d’artisans et de commerçants. Mais d’autres dénonciations sont générées par l’appât du gain.
In p 62 « Pierre Seyvaud radioélectricien à Châtellerault membre de l’association les amis de la LVF et milicien reconnaît devant le bureau de Sécurité militaire des dénonciations et des arrestations contre argent. Il donne même des chiffres: mille francs par mois de fixe, plus 500 francs par fusillé et 400 francs par arrestation. Par comparaison le salaire net d’un célibataire à cette époque est de 1620 francs. »
Les convaincus par cet « ordre nouveau » dénoncent par conviction. C’est ainsi que
In p 61 « Le colonel Georges Bataille membre du Mouvement social révolutionnaire (MSR) et plus tard du PPF, écrit sous le pseudonyme « Ronchonot » des articles dans L’avenir de la Vienne.
Dans une lettre ouverte à M. le Proviseur du Lycée de Poitiers parue le 24 janvier 1942, il accuse certains professeurs de l’établissement de passivité à l’égard des élèves qui se moquent ouvertement de Pétain. Pour donner des exemples, il dénonce Henri Pichot, condisciple de sa fille en maths élem. Il le cite notamment pour avoir dessiné des vases de nuit avec le bâton de maréchal au fond. Bataille ajoute « Nous pensons que ce petit salopard sera renvoyé sous peu du Lycée et qu’il sera proposé pour l’avancement…Nous voulons dire pour un petit séjour dans un camp de jeunesse. « Ronchonot » accuse également Jacques Levrault élève en classe de première B2, « de chercher à faire pénétrer ses idées gaullistes dans la masse de ses camarades ». Le conseil de discipline du Lycée est saisi des faits. Pichot est exclu définitivement et pour pouvoir passer le baccalauréat s’inscrit comme interne dans un collège de Châtellerault. Levrault est exclu pour la durée d’une semaine. L’article attire l’attention de la police allemande sur les deux jeunes gens. Jacques Levrault qui appartient au réseau de résistance dirigé par Louis Renard sera déporté et décapité dans la prison de Wolfenbüttel. »
In p 67 La délation « policière » par des informateurs rémunérés ou bénévoles est à peine visible dans les dossiers d’instruction pour les tribunaux de la libération. Cependant des indicateurs sont utilisés en grand nombre par la Gestapo, le SD et la Feldgendarmerie, ainsi que par la police et la gendarmerie françaises. La raison de cette absence provient de l’opacité des renseignements qui garantit l’anonymat et la confidentialité à l’informateur pour le protéger des représailles de la part des personnes dénoncées et de leurs complices. Les quelques exemples que l’on peut trouver sont révélés de manière indirecte parce que d’autres circonstances ont permis de les identifier. »

Ce constat de Jean-Marie Augustin in p 67 me permet d’évoquer Marius Reboisson , boulanger à Saint-Georges-les-Baillargeaux pendant l’occupation vers lequel convergent de nombreux témoignages.
Madame Hélène Champagne de Poitiers raconte que sa tante Madame Gabrielle Thébault alors qu’elle avait rendez-vous chez Reboisson à Saint-Georges-les-Baillargeaux avait rebroussé chemin en apercevant la traction avant de Mahé inspecteur de police à la SAP dissimulée dans la cour de la maison de Reboisson. Madame Thébault à son retour de déportation à Ravensbruck fera une déposition classée sans suite.
Pierre Quintard, Résistant, décoré de la légion d’honneur, dans un entretien enregistré confirme les relations étroites de Reboisson avec Mahé qui correspondent avec l’arrestation de nombreux camarades ce qui alerte alors l’organisation communiste.
A la libération, Monsieur Georges Delaunay, déporté, rapatrié de Buchenwald écrit une lettre* sans ambiguïté dans laquelle il indique la collaboration de Reboisson avec Blétel inspecteur de la SAP qui donnera lieu à un procès-verbal classé sans suite.

Mon témoignage

Par ce froid décembre 1941 nous vivons en famille route de Chauvigny, aujourd’hui 25 avenue du Recteur Pineau. En attendant que les briques qui bassineront nos lits soient chaudes dans le four de la cuisinière, j’écoute Manon qui joue du piano avant d’aller me coucher. Manon, de son vrai nom Marie Bassis épouse Kesteman, est une juive recueillie par mes parents en attendant que mon père lui trouve un travail à la caisse de compensation, 21 rue Saint Germain à Poitiers, comme le confirmera un procès-verbal* de la police. D’autres personnes viennent parfois à la maison mais je n’y prête guère attention. A 7 ans on a d’autres préoccupations. Compter ses « marbres »et ses « agates » pour les prochaines parties pendant les récréations à l’école Coligny, est bien plus important. C’est cependant pour moi un grand plaisir quand Marcel arrive périodiquement. Le gentil Marcel s’assied à côté de moi le soir de son arrivée et nous jouons avec mon jeu de construction en bois. Que de châteaux en Espagne avons-nous bâtis. Hélas il repart toujours très tôt, dès le matin suivant. A 23 ans Marcel Marteau est responsable d’un réseau communiste à Talence qu’il organise de Paris et la maison de mes parents lui sert de relais. Il sera arrêté à Bordeaux et déporté à Mauthausen le 11 octobre 1943.
Un jour d’avril 1942 tout le monde est atterré à la maison, ce qui m’attriste et m’intrigue. Mais l’on me rassure en m’affirmant qu’un enfant de 7 ans n’a pas à se préoccuper des affaires des grandes personnes.
En fait mon père préparateur à la Pharmacie Centrale Place d’Armes a été convoqué par le commissaire Poupaert assisté de l’inspecteur Fougère. Reboisson est présent. Mon père les connaît comme clients de la Pharmacie. Reboisson explique qu’il a chassé une « illégale » « Josette » de chez lui et qu’elle a été recueillie par mes parents. Au cours de ces interrogatoires* mon père est obligé d’avouer que la maison servait de boîte à lettres à « Josette », de son vrai nom Simone Thomas recherchée par la police pour menées communistes, mais qu’il n’a jamais appartenu au Parti communiste. Ce qui est vrai. Bien que membres d’un réseau de résistance communiste, jamais mes parents n’en ont été adhérents. Reboisson diffame également ma mère de façon éhontée.
A partir de ce jour mes parents seront interrogés. Reboisson persiste dans ces accusations concernant ma mère mais il affirme que c’est Tessereau qui lui a raconté ces rumeurs qu’il ne fait que rapporter. Ce que Tessereau, interrogé à son tour, dément avec véhémence.*
Rousselet responsable de la SAP à Poitiers a relayé Poupaert. Avec le juge Bizière ils prennent au sérieux les déclarations de Reboisson concernant ma mère.
Le 19 février 1943, cette dernière est absente au repas du soir. Mon père et ma grand-mère m’expliquent que ma mère est malade et qu’elle est partie se reposer pendant un certain temps.
Ce 18 février ma mère a été arrêtée par Rousselet. Au cours de son interrogatoire dans les locaux de la SAP, où elle restera toute la nuit, elle apprendra que Reboisson les a également accusés au sein de l’organisation comme le prouve un rapport (2eme page du scellé* j 1ere section BS). Elle s’indigne de la diffamation mensongère de Reboisson au cours de cet interrogatoire*. Le soir-même elle est conduite à la prison de la « Pierre Levée » à Poitiers* et incarcérée au camp de la route de Limoges avec d’autres détenues politiques.
Plus tard, ma mère sera mise en liberté provisoire. Mes parents en profiteront pour fuir en Normandie chez une grand-tante qui nous accueille à Bacqueville-en-Caux. Mais en novembre 1943 un télégramme « Pierre malade venir de suite » crée à nouveau l’émoi chez mes parents. Mon père part immédiatement pour Paris et ma mère est recueillie par une brave femme, Madame Lejeune, à Pierreville près de Bacqueville-en-Caux. Je reste donc seul chez ma grand-tante qui déborde d’attention pour moi.
Le 24 août 1943 mes parents ont été condamnés par défaut par la Section Spéciale de Poitiers* à un an d’emprisonnement pour « menées communistes » ce qui explique que police française et allemande les recherchent activement .
Le Noël 1943 restera pour moi l’un des plus beaux. Mes parents sont revenus me chercher à Bacqueville et j’ai la joie de les retrouver. Mon père m’offre un camion en bois qu’il a confectionné et ma grand-tante s’est débrouillée pour avoir des pâtes de fruit sans tickets.
Nous quitterons la Seine inférieure, comme on disait à l’époque, pour l’Orne. Ces mois de janvier au 14 août 1944, jour où nous sommes délivrés par les Américains de la 3ème armée de Patton, ont paru bien longs.

Combien de fois Reboisson a-t-il été envoyé aux gémonies par mes parents? Je ne saurais le préciser. Seuls sont restés gravés, à jamais, dans ma mémoire ces souvenirs de mon enfance saccagée.

Les Reboisson pendant 20 ans vont solliciter leur carte de combattant volontaire de la Résistance. Pendant 20 ans la commission départementale de la Vienne* la leur refusera à l’unanimité au motif suivant ; Monsieur Reboisson a rendu des services à la SAP.
Ce n’est que le 4 juillet 1965 que la commission nationale la leur accordera par un « recours gracieux ».

Rédigé par Louis-Charles Morillon


Sources :

« Collaborations et épuration dans la Vienne 1940-1948 » Geste éditions de Jean-Marie Augustin.

« Une jeunesse occupée » de Bernard Gourbin. Cheminements

« Mon témoignage » conforté par les documents ADV cotes 1280W23, 110W14,1567W11 et 1825W10 .
* Lettre de M. Georges Delaunay.
*1 Rapport 164/2 du 13 mars 1943 concernant Manon.
*2 Interrogatoire 17 juillet 1942 de Maurice Morillon.
*3 extrait de la déposition de Tessereau transmise par Rousselet le 25 mars 1943.
*4 extrait du scellé « accusations portées contre Morillon par le boulanger » lors de l’interrogatoire de ma mère le 18 février 1943.
*5 Écrou de ma mère.
*6 Article concernant la décision de la Section Spéciale de Poitiers.
*7 Commission départementale de La Vienne du 15 mars 1956 concernant Reboisson.