Ligugé 24 août 1944 : un drame évité de justesse grâce au curé et à …Wagner

Le 19 novembre 2015, Pascale Froment et Pascal Fouché sont venus à Poitiers présenter le Journal (1939-1944) de Maurice Garçon devant le public de l’Institut Jacques Cartier. Tout à fait à la fin du temps consacré aux questions, un monsieur assis au second rang, Robert CUQ, bien connu des Poitevins, se leva, et interrogea les orateurs : « est-ce que Me Garçon parle dans son Journal des quatre jeunes gens que les Allemands alignèrent, le 24 août 1944, le long du mur de l’abbaye de Ligugé pour les fusiller ? J’étais l’un d’eux ».

Mme Froment ouvrit alors l’ouvrage à la date indiquée (pages 596/597) et voici ce que Maurice Garçon y écrivait :

« À Ligugé, vers midi, une vingtaine de garçons du maquis sont venus. Ils défilaient le long des murs en direction du monastère. Ils venaient pour s’emparer de la douzaine de soldats allemands qui sont casernés là.
En réalité, leur imprudence était grande. Au hasard d’une randonnée, on leur avait signalé là un petit groupe ennemi et ils arrivaient au hasard. Apercevant le monastère dont une terrasse est crénelée, ils se figuraient que les Allemands étaient embusqués là. En réalité, ils sont dans un petit bâtiment isolé qui fut autrefois l’imprimerie et qu’ils ont transformé en une petite redoute impossible à prendre par surprise.
Ainsi, comme des fous, sans rien connaître des lieux, sans savoir où ils allaient, ils se jetaient dans une aventure pleine de risques.
Le curé, le père LIBET, sortit à ce moment de sa cure. Il les interrogea et leur montra la folie de leur entreprise qui pouvait coûter fort cher au village et n’avait aucune chance de réussir.
Les maquisards insistèrent. Le père Fontaine vint sur ces entrefaites, répéta ce qu’avait dit son collègue. Il fut décidé, à la fin, que les deux moines iraient demander aux Allemands s’ils consentaient à se rendre.
Les parlementaires se présentèrent à la porte de la petite redoute solidement cadenassée. Le sous-officier qui commande, mis en demeure de capituler, répondit qu’il lui fallait l’avis de ses chefs et, comme on avait coupé les fils téléphoniques, il lança une fusée rouge dans le ciel. Puis il referma sa porte.
Les moines supplièrent les maquisards de se disperser, leur remontrant qu’il allait arriver des renforts et qu’ils perdraient la bataille. Ils entendirent enfin raison.
Vingt minutes plus tard, six chars et deux petits canons vinrent de Saint-Benoît. Les Allemands se répandirent dans le village et aux environs, mirent leur artillerie et des mitrailleuses en batterie, et commencèrent à chercher les francs-tireurs dans les environs.
Après une ou deux heures de recherches vaines, ils partirent, mais en emmenant quatre jeunes gens ramassés un peu au hasard. Ils avaient d’abord parlé de les fusiller mais le curé avait fini par éviter cette atroce conclusion à une entreprise un peu ridicule et qui n’avait été que méditée sans recevoir de commencement d’exécution. »

Lorsque Mme Froment lut le passage que nous avons souligné à dessein, l’émotion fut grande parmi le public de l’amphithéâtre Gaston Morin, le plus ému étant, sans nul doute, Robert CUQ lui-même qui présenta en quelques mots l’événement. À la suite de quoi nous lui avons demandé de faire le récit détaillé de cette aventure qui avait bien failli se terminer tragiquement. Voici le texte qu’il nous a remis le 24 janvier 2016, joliment intitulé :

« LA ROMANCE A L’ETOILE »
et accompagné d’une émouvante dédicace :
« Je dédie ce récit
À Richard Wagner qui m’a peut être sauvé la vie
À mon père, à qui je la dois deux fois.

« Nous sommes le 24 août 1944. Paris est en train de se libérer.

Mais Poitiers est toujours occupé, envahi, même bombardé1 plusieurs fois. Des bombes jusque dans la rue de la Chaîne ! Pas question de nous réfugier dans l’île de Ré, berceau de la famille. L’ile est interdite d’accès, coincée dans la poche de la Rochelle, femmes et enfants évacués et ça, jusqu’en mai 1945. Pour nous mettre à l’abri, mes parents avaient loué, pour l’été, une petite maison à Croutelle, à 5 km au sud de Poitiers, mais le choix n’était pas heureux, la maison se trouvant juste au bord de la nationale 10, encombrée et dangereuse, souvent mitraillée car c’est le chemin le repli de l’armée allemande en déroute qui reflue vers le nord, certains en bon ordre, la plupart en pagaille, pillant ou réquisitionnant tous les véhicules possibles y compris corbillards et voitures de pompiers. La veille, un soldat a voulu me prendre mon vélo, par chance je venais de casser une pédale… il m’a fait un petit sourire en disant « Berlin ! » Et il a renoncé à rentrer chez lui en trottinette.
Bref, ce jour-là je pars pour Ligugé à pied, pour me baigner et faire de la musique… quelques kilomètres, un temps magnifique. Une route idéale agreste, très jolie, de tout repos en principe… Ce que j’ignore, c’est qu’il y a eu le matin un coup de main du maquis sur Ligugé. Les Allemands sont revenus en force et l’effervescence est grande, l’atmosphère explosive. Un km à peine, et je tombe sur deux voitures de maquisards qui me demandent ce qui se passe sur la 10, je leur décris la situation et les dissuade de pousser jusque-là, ils risquent de se faire massacrer.

Un peu plus loin, deux blindés allemands à la poursuite des «terroristes ». Ils m’arrêtent, me pressent de questions, « moi ? Je n’ai vu personne » et je les envoie sur une autre route !  À Ligugé, ils me reconnaîtront et me flanqueront avec trois autres jeunes, le long d’un mur de l’Abbaye, devant un peloton de six soldats qui n’attend que l’ordre de tirer.
L’ordre ne viendra pas. Un homme de Dieu, c’est le cas de le dire, le Père LIBET, père-curé de l’Abbaye2, sort de sa cure et entreprend de détourner l’officier de son funeste projet.
Le Père LIBET, c’est un homme de belle stature, alsacien, parlant allemand, officier de l’armée française. Il arrive à en imposer au jeune type qui nous a collés au mur. Mais ça discute ferme, ça menace de s’envenimer ! Pendant ce temps, je trouve le moyen de donner le numéro de téléphone de mon père à un passant en qui je reconnais un professeur du lycée3. En fait, le Père LIBET obtient que nous soyons emmenés d’abord à Saint-Benoît où se trouve une Kommandantur, pour y être jugés (sic !).
Ce que j’ignore, c’est que le Père LIBET avait déjà joué le matin même le rôle de médiateur-négociateur entre les auteurs de ce coup de main, imprudents et irréfléchis, et la petite garnison d’Allemands de LIGUGE qui n’allait pas tarder à obtenir des renforts, il y en avait à proximité ! Les francs-tireurs ne le savaient pas, mais un bataillon de la division Das Reich4 a fait une halte à SAINT-BENOIT. La tension est vive et les SS nerveux.
Cela, je ne l’apprendrai que bien longtemps plus tard. 70 ans, pour être précis, dans le Journal de Me Maurice GARÇON qui avait une maison à LIGUGE. Me GARÇON se borne à dire que les Allemands avaient raflé au hasard quatre jeune gens, qu’ils s’apprêtaient à les fusiller et que le prêtre les en avait provisoirement dissuadés.
J’étais l’un des quatre et voici la fin de l’histoire.

Nous avons été emmenés à Saint-Benoît le long de la voie ferrée sous bonne escorte, huit ou dix hommes. J’ai pensé vingt fois fuir par les bois mais j’aurais été tiré comme un lapin.
À Saint-Benoît, la Kommandantur était installée dans une belle demeure bourgeoise dans la côte qui mène à Poitiers. Un vaste perron où traînaient une douzaine d’officiers. Un grand parc, des soldats sous les arbres, plutôt en désordre mais tous armés jusqu’aux dents.
Il ne s’est longtemps rien passé. Une heure peut-être ? L’atmosphère était lourde, la chaleur écrasante, nous avions interdiction de parler. Apparemment on ne savait pas trop quoi faire de nous.
Cette attente a été interrompue par l’arrivée d’un fou : mon père, suant et soufflant, il n’avait pu, à la Poste où il exerçait une fonction importante dans les services techniques, obtenir une voiture et il arrivait à vélo ! Mais il était passé par Ligugé où il avait appris toute l’histoire. Il avait d’abord pensé à une absence de carte d’identité mais il avait vite compris que c’était plus grave.
Il arrivait survolté !
Alors on a eu droit à un grand moment d’éloquence (la vraie, celle du cœur). Mon père parlait fort et il parlait bien, mais pas l’allemand ! Tout y est passé : La guerre de 14, celle de 40, sa qualité d’officier de l’armée française (il avait fini lieutenant !). « Mon fils a 15 ans » (bientôt 16 et j’en faisais beaucoup plus…) « Il n’est ni communiste, ni maquisard » (mon frère aîné l’était dans le Midi), les lois de la guerre, la convention de Genève, la paix toute proche etc. Le commandant ne comprenait pas tout mais il ne pouvait placer un mot, il était manifestement excédé et j’ai vu mon père en danger…
À un moment, l’officier allemand a explosé : « mais enfin qu’est-ce qu’il venait faire à Ligugé ?
-Mon père : « mais il vous l’a dit » [en réalité personne ne m’avait rien demandé], il allait se baigner et faire de la musique ! ». Et là mon père a eu un coup de génie (qui pouvait se retourner contre lui). Il avise mon petit sac de sport que j’avais toujours à la main et que personne n’avait pensé à regarder. Il le prend par le fond et le secoue.
Il en tombe, dans l’ordre : un harmonica chromatique Hohner (marque allemande !), un bout de pain, quelques poires, un maillot de bain, une serviette. Et au fond, un rouleau de papier qui n’arrivait pas à sortir. Le commandant se précipite et l’extirpe (ça pouvait être un journal gaulliste ou un tract !).
Je revois encore la tête ou plutôt l’expression de stupéfaction de cet homme. Il s’attendait à tout mais pas à ça :
« WAGNER ! TANNHAÜSER ! Gut, Gut ». C’était en effet la partition en allemand de « La Romance à l’étoile » du troisième acte de TANNHAÜSER, une mélodie magnifique, une sorte de lied, ample et grave, rare chez Wagner, que j’avais travaillée dès l’an passé à Bordeaux où on m’avait admis par dérogation dans la classe adulte du conservatoire, dont les vedettes étaient Denise Duval5, Marcel Merkès et Paulette Merval, et que je venais répéter à Ligugé avec une amie au piano… Vous ? Chanter ça ? Il me l’a dit deux fois. Et il ne rigolait pas ! Furieux et soupçonneux. Il avait raison, ce pouvait être un leurre.
Alors il y a eu là un moment extraordinaire presque surréaliste :
Un jeune garçon de 15 ans sommé de chanter du Wagner pour sauver sa peau devant un parterre d’Allemands en armes ! Par bonheur, il se trouve que je connaissais les premières mesures en allemand :
« O douce étoile, feu du soir, toi que j’aime toujours revoir »
Ma voix devait être étranglée. Elle s’est peu à peu raffermie. Je n’ai pas trop massacré le morceau.
« Mais tu parais… O douce et pure étoile… »
PUIS IL Y A EU UN SILENCE. Un silence qui m’a paru bien long. Ils n’ont pas applaudi. Mais ils n’ont pas ri non plus.
Magie de la musique ? Dans la douceur d’un soir d’été, on était tout à coup loin de la guerre. L’officier s’est raclé la gorge. Puis il a bredouillé, éructé plutôt, quelque chose, une phrase à laquelle je n’ai rien compris, sauf ce qu’elle voulait dire, en gros : « foutez-moi le camp ! ».
Il l’a redit en français à mon père : «Emmenez-le ! ». Et nous sommes sortis. Sitôt passée la lourde porte, je lui ai dit : « et les autres ? »,
– « Et les autres quoi ? Tu les connais ? Qu’ont-ils fait ? »
– « Rien de plus que moi »
– « Ce sont tes copains ? »
– « Pas du tout, je ne les connais pas ! Un d’entre eux, peut-être, de vue »
– « Si j’y retourne, on va tout foutre en l’air ! »
Mais il est rentré. Quelques phrases ont suffi pour plaider leur cause. Puis tout le monde est parti. Je ne les ai jamais revus.
Je n’aime pas raconter cette histoire. Elle brasse trop de choses. Elle pose trop de questions. Il aura fallu 70 ans pour que je me décide à l’écrire. Mon père est mort peu de temps après. Trop jeune, nous commencions juste à être des amis. Nous avions ensemble rencontré et remercié le Père LIBET. Me Garçon n’a pas su la fin de l’histoire. Il était remonté à Paris dès la libération de Poitiers.
À Ligugé, je ne passe pas devant l’abbaye sans une certaine émotion, soixante-dix ans après.
Pour certaines choses, le temps ne passe pas. »
Robert CUQ

[Robert CUQ, ancien admissible à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm est titulaire de trois licences (Lettres classiques, Philosophie, Psychologie). Il est agrégé de philosophie et docteur d’État dans cette discipline (thèse principale : Le phénomène Picasso ou l’éducation du regard – thèse complémentaire : Philosophie du spectacle). Professeur de philosophie à Poitiers, puis à Sceaux (Lakanal), à l’Ecole Alsacienne et en Première supérieure au Lycée Lamartine. Il sera successivement Maître assistant, Maître de conférences puis Professeur à l’Université René Descartes-Sorbonne. Directeur du centre Censier, Recteur adjoint de l’académie de Paris, Directeur de l’institut national pour la formation des adultes etc]. Robert CUQ est retiré à Jaunay-Clan.]

1 il s’agit du bombardement survenu dans la nuit du 12 au 13 juin 1944.

2 plus vraisemblablement, le curé de la paroisse de Ligugé.

3 il s’agit du Lycée Henri IV de Poitiers que fréquentait Robert CUQ.

4  il est fort probable que ce bataillon n’appartenait pas à la division Das Reich qui, à ce moment-là, avait gagné la Normandie depuis longtemps après avoir commis les crimes que l’on sait. La division est passée à Poitiers le 12 juin et a quitté la ville après le bombardement.

5 hasard du calendrier : au moment même où Robert CUQ nous remettait son texte, Denise Duval s’éteignait le lendemain, 25 janvier 2016, à Lausanne à l’âge de 94 ans. Le Monde du 30/1/16 a  consacré un très long article à la cantatrice disparue.

Dossier préparé par Jean-Henri Calmon