Ambiance, la chanson française en 1943

Si la chanson est un besoin thérapeutique d’être fredonnée, elle est aussi le reflet sociétal d’une époque.

En ce jour de 1943, les soldats de la Wehrmarcht attablés au Soldatenheim, foyer des troupes d’occupation à Poitiers, fredonnent avec nostalgie Lili Marleen la chanson emblématique de cette époque. Cette ritournelle qui n’est pas un chant de guerre jouit d’un succès grandissant et  est connue de tous par la voix de Marlène Dietrich.

Les cafés du plateau* poitevin, fréquentés par les Allemands et des femmes françaises qui les accompagnent, diffusent ces chansons à la mode à l’aide des phonographes. Ce même jour à Bacqueville en Caux des galopins en culottes courtes entonnent à pleine voix, entre eux, cette version irrespectueuse de Lili Marleen :

Devant la caserne il y a un all’mand

qui monte la garde comme un grand fainéant

je lui demande pourquoi pleures-tu?

il me répond on est foutus

On a les Russes au c…

et les alliés au-d’ssus.

Des chansonnettes comme On prend l’café au lait au lit ou Le petit vin blanc vont aussi se transformer sans grand risque pour narguer l’occupant détesté. Ainsi vont les chansons jouant leur rôle de propagande de Vichy pour certaines telle Maréchal nous voilà présentant  Pétain l’homme providentiel par la voix de Dessailly et imposée aux écoliers,ou encore Sous les plis du drapeau paroles de Ethram vantant la grandeur du régime dans les camps de jeunesse. Il faut rappeler que la BBC à l’initiative de Pierre DAC et Maurice Van Mappès va émettre des stances s’opposant à Vichy et tournant en dérision « Radio Paris » sur l’air de leur propre jingle :

                                               Radio Paris ment

                                               Radio Paris ment

                                         Radio Paris est allemand.

Alors qu’à Paris et les grandes villes, cabarets et music halls accueillent l’occupant ainsi qu’une population prompte à collaborer, en province et  milieux ruraux, la jeunesse supporte mal cette ambiance de contraintes diverses qui les empêchent de se retrouver. Les bals sont interdits dès  1940 au prétexte qu’ils sont contraires à la morale et aux bonnes mœurs  sous l’œil  approbateur du clergé.

Mais quelles que soient les époques, ces contraintes ont du mal à être respectées. Ce besoin impérieux de liberté et de se retrouver chez les jeunes les entraîne à enfreindre de façon raisonnée, irraisonnée voire déraisonnable les lois du moment.

Braver le couvre-feu à cette époque est cependant grave de conséquences car toute personne en infraction est conduite à la kommandantur tant redoutée et toute tentative de fuite essuie immédiatement le feu des patrouilles allemandes. Cela n’empêche pas les bals clandestins dans les arrières boutiques, les granges ou autres lieux reculés.

A Bacqueville-en-Caux, Pierre Lejeune habitant Pierreville entraîne avec son accordéon quelques privilégiés dans un bal musette effréné.

A Roiffé dans la Vienne, monsieur Gilbert  Porcher brave la nuit avec sa bicyclette pour réjouir les danseurs avec sa clarinette.

Monsieur Camille Nivaud batteur et joueur de banjo  anime souvent avec quelques camarades des bals clandestins à Paisay-le-Sec. A la libération leur groupe deviendra officiellement l’orchestre amateur « Camille Saint-Jean « .

Si la chanson est un besoin thérapeutique d’être fredonnée elle est aussi le reflet sociétal d’une époque. Mode certes, mais aussi mode de vie. Douce France de Charles Trénet exprime souvent la nostalgie d’une autre France qui a connu « d’autres bonheurs ». Rina Ketty interprète dans J’attendrai la douloureuse attente du soldat prisonnier. La jeune femme privée de son fiancé, requis par le STO ou réfractaire exilé, est imaginée dans Seule ce soir chantée par Léo Marjane.

Le romantisme laisse parfois la place à une autre réalité moins flatteuse traitée de façon plus caustique Les jours sans avec la voix inimitable de Fernandel suggère qu’il faut bien se débrouiller avec le troc. Le marché rose de Jacque Pills nous plonge dans le monde du « marché noir ». Plus légère mais non moins évocatrice, Les semelles de bois chantées par Maurice Chevalier évoquent la pénurie.

Et puisqu’il faut bien se réjouir durant ces sombres années, chantons L’ukulélé de Jacques Pills et citons cette maxime :

« Adossées aux larges embardées de l’Histoire les petites histoires de la chanson enregistrent à leur manière en musardant un peu la marche du temps. » par J-C KLEIN, La chanson à l’affiche, 1991

* NB ce que les Poitevins appellent le « plateau » est le centre ville.

Sources : Souvenirs d’enfance ; Témoignages de Mme et M. Porcher de Buxerolles sur les bals clandestins.

Remerciements à J.H. Calmon