Témoignage du docteur Paul ROGEON

Le docteur Paul ROGEON a mis en place une importante infrastructure médicale clandestine destinée aux Résistants à Usson du Poitou à la fin de la période d’Occupation.

« Pendant la dernière période de l’occupation, les médecins ont rendu des services importants : certificats de complaisance en faveur des requis STO, une aide directe aux maquis et leurs soins aux blessés dans des conditions très difficiles et périlleuses. Ne pas oublier la complicité de la population remarquable qui acceptait d’héberger et de cacher les résistants malgré les peines encourues.

Je vais citer un passage écrit à mon sujet, valable pour tous les médecins qui ont participé à la résistance :

« Nul ne peut se douter des mille difficultés que celui-ci était obligé de vaincre pour circuler au milieu d’un pays où se trouvaient sur toutes les routes, des Allemands à la recherche des « terroristes » et de ceux qui pourraient les aider. Cependant le Dr Rogeon vint tous les jours faire sa visite le plus souvent avec son « gazogène » ou à bicyclette, apportant les médicaments nécessaires, servant en même temps d’agent de liaison entre les maquis sans négliger sa clientèle civile ».

Au début août 1944, le nombre des blessés augmentait et les soins étaient de plus en plus spécifiques. Je décidai pour ma sécurité personnelle et surtout pour celle des blessés et pour les soigner plus correctement de créer un petit hôpital dans le Château de Moiseau appartenant à la famille Des Dorides qui abritait de 10 à 15 blessés avec le concours combien précieux de Madame la Comtesse d’Emery. Étant prévenu que les Allemands se doutaient de quelque chose, je décidais, dans la nuit du 23 août, de transporter les blessés, les lits et tout ce qui était nécessaire à la Châtre, petit village entre Joussé et Payroux, beaucoup moins vulnérable.

Mais les malades affluaient, et la Châtre ne correspondait plus aux besoins des rentrées de blessés. J’ai donc créé le troisième hôpital au Château de l’Épine à côté d’Usson-du-Poitou. Un plus grand nombre de pièces était mis à ma disposition, j’ai pu rapidement installer au moins 30 lits. A 500 mètres il y avait des patrouilles Allemandes sur la route de Poitiers à Confolens mais cet hôpital n’était pas très vulnérable car il était caché par un bois, les entrées et les sorties n’étant pas perceptibles et on y accédait par plusieurs chemins détournés, sur les bords de la Clouère.

Dans ces hôpitaux improvisés je pense qu’environ 130 à 150 blessés ont été soignés sur place ou ont transité par Montmorillon et Civray. A ce sujet, il faut noter le dévouement dans des conditions les plus difficiles des docteurs Vassor et Guillard qui ont fait un travail énorme.

Compte tenu des difficultés de transport des malades ou blessés, je les gardais le plus possible sur place. Les rares transports en voiture étaient dangereux, le mieux étant les chars à bancs ou les « cochonnières », les blessés enfouis dans la paille, les betteraves ou autres. Même certains civils ont pris en charge des grands blessés chez eux dans leur maison, exemple le lieutenant Fricaud-Chagnaud soigné chez Madame Huguenot de Joussé, dans sa chambre qui donnait sur la « popote » des Allemands…

J’ai soigné les Allemands blessés avec autant de dévouement que les Français malgré les réticences de certains. J’ai fait mon devoir de médecin, je ne me suis pas soustrait à l’engagement d’honneur du serment d’Hippocrate.

Or les Allemands s’en doutaient, mais ils n’ont jamais pu savoir où étaient ces petits hôpitaux.

Cela est paradoxal mais c’est véridique ! Un exemple : un grand SS m’a arrêté entre Joussé et Usson-du-Poitou « bonjour Monsieur le docteur Rogeon, je sais que vous soignez bien les « terroristes ». « Oui Monsieur c’est vrai… mais je soigne avec autant de dévouement les blessés allemands ! ». « Je le sais et je vous en remercie ». « Si vous le savez pourquoi me le demander ? » lui répliquais-je avec un sourire narquois… « Au revoir Monsieur le docteur Rogeon ! ».

J’ai souvent remarqué que les Allemands étaient désemparés quand on leur disait la vérité en face. Il fallait pouvoir le faire… Les personnes qui m’ont aidé étaient admirables avec un dévouement inégalable, je leur dois beaucoup et sans elles le résultat n’aurait pas pu être ce qu’il a été. Toutes ces infirmières bénévoles très douées savaient faire des piqûres, les pansements des plaies importantes par balles etc… je ne citerai que Madame la Comtesse d’Emery, Mesdemoiselles Mullar, Guyot, Marcelle Deroches, Janine Driffault et Madame Coste.

Une mention spéciale pour Monsieur René Fort, de Joussé, ancien infirmier, il savait tout faire. Je lui confiais les intraveineuses, les perfusions, et il contrôlait les pansements délicats. Son souvenir est toujours resté d’un homme exceptionnel.

J’ai fait beaucoup de petite chirurgie presque tous les jours sans aucun problème. J’ai fait deux appendicites avec des anesthésies au chloroforme dans des fermes isolées, pour des Juifs très recherchés par la Gestapo, c’était à prendre ou à laisser, les deux ont parfaitement guéri.

Grâce aux pharmaciens et aux parachutages je n’ai jamais manqué de rien. J’ai soigné les blessés d’une dizaine de maquis. Tous ont fait preuve d’un sentiment d’aide mutuelle remarquable, m’apportant tout ce dont je manquais.

Il est un souvenir qui restera toujours dans ma mémoire : le massacre du Vigeant.

Le lendemain matin du 5 août 1944, à 5 h 30, une personne à bicyclette est venue me prévenir de ce qui s’était passé : Augry et Desban ont été fusillés, Augry est mort mais Desban respire encore ». A bicyclette j’ai suivi l’homme qui est venu me chercher. En arrivant dans les bois des Fouillarges les dernières voitures allemandes partaient en direction de Moussac. Par la petite route nous sommes arrivés près d’une maisonnette où gisaient les deux fusillés. Marcel Desban avait plusieurs balles dans le thorax dont le coup de grâce. Heureusement cette balle avait été donnée obliquement et avait suivi le trajet de la côte. C’est pour cette « erreur » que Marcel Desban est encore vivant. Je lui ai administré de la morphine, une bonne dose de vitamine K1 anti-hémorragique que j’avais toujours (expérience de 1940), des tonicardiaques (coramine ou autres) et un médicament pour remonter sa tension artérielle qui était basse. J’ai demandé d’attendre un peu avant de le transporter à Montmorillon pour diminuer les risques d’hémorragie. De là, nous sommes allés à la « Mare », spectacle effroyable, inoubliable, et nous avons fouillé les maisons au cas où il y aurait encore des survivants.

Souvent des jeunes me font remarquer qu’ils ne savent rien sur la Résistance dans l’Occupation Allemande. Pour eux « la page est tournée », comme on me l’a dit. C’est une énorme erreur, regrettable pour ne pas être méchant.

Le contexte actuel fait réfléchir beaucoup plus qu’on ne le pense les générations d’aujourd’hui. Je n’ai pas écrit ces quelques lignes pour me faire valoir (ce que j’ai fait, d’autres l’ont dit ou écrit), mais pour que ces jeunes générations puissent se rendre compte et apprécier en quoi des médecins et des populations solidaires, avec leur dévouement, ont participé à la Cause de la Libération de notre pays. »

Docteur Paul Rogeon