Témoignage de Monsieur Henri Auroux.

Henri Auroux (1901 – 1947), arrêté en 1942 pour son appartenance au réseau Louis Renard, fut libéré en juin 1945.
Il a raconté ses 33 mois de captivité dans : « Un parmi tant d’autres ».
Voici un extrait de son récit qui relate la vie des déportés « N.N. » (Nacht und Nebel, Nuit et Brouillard) au camps d’extermination d’Hinzert, du 18 février au 19 avril 1943 :

Les Kommandos

A Hinzert, nul n’était exempté de travail : travail pénible, exténuant, qui se poursuivait matin et soir, cinq heures durant, sans trêve ni repos. Le « Holz Platz », qui fonctionnait à l’intérieur du camp, était parmi les Kommandos les plus durs et les plus justement redoutés des prisonniers. Il s’agissait de fendre à la masse et à la hache puis de scier et de débiter en minces morceaux, des souches de sapin qu’un autre Kommando était allé déterrer en forêt. On imagine aisément l’extrême difficulté qu’éprouvaient des hommes inexperts, souvent des intellectuels, à effectuer ce travail quand des ouvriers manuels, des spécialistes même, parvenaient mal à l’accomplir dans l’état de sous-alimentation et d’extrême faiblesse où ils se trouvaient. Qu’importait à nos bourreaux : il fallait manier la cognée et tirer la scie sans relâche. Le plus petit arrêt vous valait un coup de bâton solidement asséné.

Durant notre passage à Hinzert, le « Kapo » du « Holz Platz » était un Polonais, taillé en Hercule, aux oreilles décollées et à la face bestiale. C’est l’une des plus sinistres brutes que j’aie connues. Dans ses mains, le bâton ne chômait pas, et nombreux sont ceux de nos camarades qui ont dû faire un séjour plus ou moins prolongé à l’infirmerie à la suite de coups reçus par lui. Pour ma part – et parce que j’avais peine à soulever une massue aussi lourde que moi – je reçus, en pleine figure, un coup de poing qui m’envoya rouler, à quelques mètres de là, sur une souche. J’en fus quitte, heureusement, pour une lèvre fortement tuméfiée et un saignement de nez. Mais tous ne s’en tiraient pas à aussi bon compte, d’autant que le zèle de l’odieuse brute était fréquemment stimulé par les sous-officiers S.S. ou par le Kommandeur lui-même. C’est ainsi que j’ai vu ce dernier signaler aux bons soins du « cogneur » ce pauvre M. Lefebvre, coupable de manier la scie avec trop peu de dextérité, empêché qu’il en était par une ancienne blessure à l’avant-bras.

A côté du « Holz Platz », s’accomplissaient, à l’intérieur du camp, diverses corvées : corvées de charbon, corvées de pierres, etc. Les unes et les autres étaient infiniment pénibles, car il fallait transporter, pendant près d’un kilomètre parfois, des civières lourdement chargées et pesant toujours plus de cinquante kilos. En hiver, mains et pieds gelés, c’est la neige durcie qu’il fallait ainsi charger et déplacer sur de longues distances. Là aussi, la moindre pause était sanctionnée de coups de crosses, de la part des S.S. qui accompagnaient chaque corvée.

Le « Kommando » de forêt, le « Walde Kommando », était déjà considéré un peu comme une « planque ». Dès 6 heures du matin, pelle et pioche sur l’épaule, le lamentable cortège des bagnards se rendait, par les chemins durcis par le gel, à la forêt, située à 8 kilomètres de là. Le travail de dessouchement était, certes, encore très dur, mais, du moins, ceux qui étaient là se trouvaient-ils soustraits à l’atmosphère infernale du camp, et connaissaient-ils une relative tranquillité, suivant l’humeur des gardes- chiourme.

LA CHARRETTE

« Le Kommando de charrette » ! Ces quatre mots éveillent en moi le souvenir des heures les plus douloureuses que j’ai vécues à Hinzert. Imaginez, en effet, d’énormes chariots à quatre roues, du genre de ceux que l’on voit parfois montant la voie d’accession (ancienne appellation du boulevard Solferino -note posthume-), tirés péniblement par quatre ou cinq chevaux. Remplacez les chevaux par des hommes aux vêtements en haillons, aux traits tirés, vidés physiquement, et vous pourrez, peut-être, mais difficilement encore, vous figurer le tableau que nous pouvions présenter.

« L’attelage suait, soufflait, était rendu. »

Grand Dieu ! qu’eut bien pu écrire le bon La Fontaine, s’il eut vu de ses yeux notre misérable troupe, alors surtout qu’elle arrivait au sommet de la côte de Pôlert, de pente aussi raide que la rue Pierre Rat, mais à peu près quatre fois plus longue et remplie de fondrières !

L’attelage, composé de dix-huit bagnards, se trouvait constitué de la façon suivante : au timon quatre hommes, deux devant, deux plus en arrière ; partant des deux côtés du châssis, deux câbles s’allongeant sur environ trois ou quatre mètres, occupaient encore douze hommes, répartis deux par deux, de gauche et de droite, et placés à quelque distance les uns des autres. Les deux hommes restants poussaient à l’arrière du chariot.

La corvée, commandée par un « Kapo » et escortée par quatre S.S., fusils constamment chargés, quittait le camp à six heures du matin, se rendait à la forêt, où elle chargeait les souches déjà déterrées, et retournait à Hinzert, où elle les déchargeait, avant de les transporter, à bras, sur une distance d’environ cinquante mètres, à la place de bois. L’après-midi, l’attelage effectuait un nouveau voyage, ayant ainsi accompli une moyenne de trente à trente deux kilomètres.

Dans la descente, les S.S. desserraient le frein, nous obligeant à une course endiablée, malgré la fatigue et nos pieds meurtris par de lourds souliers, rarement assortis à nos pointures. Il arrivait, d’ailleurs fréquemment, qu’un homme, ne pouvant soutenir le train, roulât lourdement sur le sol, à l’extrême satisfaction de nos tortionnaires, Le malheureux se relevait péniblement, contusionné plus ou moins, heureux encore que la roue du lourd véhicule ne lui eût pas écrasé la tête ou le bassin, comme il en advint, hélas ! à deux camarades, dont la mort suivit peu après.

Dans les côtes, stimulés par les coups que nous recevions du « Kapo » ou des S.S., il nous fallait tirer à plein collier, et si, à leur gré, le câble n’était pas assez tendu, un coup de crosse entre les épaules nous forçait à redoubler d’efforts. Et toujours, et encore, sur tout le parcours, retentissait à nos oreilles ce que tout déporté n’oubliera jamais : « Auf ! Los ! Los ! Hunten ! (Pressons, pressons, chiens que vous êtes). Tirez, espèces de fainéants !

J’ai essayé, aussi fidèlement que possible, et sans y apporter la moindre exagération – d’aucuns, sans doute, parmi ceux qui ont enduré ce martyre, m’accuseront du contraire – de représenter à vos yeux le « Kommando » de charrette. Mais les mots, dans certains cas, ne suffisent pas. Il eut fallu que l’objectif fixât la scène pour que vous parveniez à réaliser le degré d’abjection où nous avaient ravalés nos bourreaux. Vous souvient-il, en particulier, cher M. Marot, de cette froide et dure journée du 3 mars 1943, où, compagnons de chaîne au longeron gauche de la charrette, nous n’échangeâmes pas dix paroles, tant était grand notre épuisement ? Pour mon compte, en tout cas, à aucun autre moment je n’ai eu aussi vif et aussi aigu le sentiment d’une déchéance que jamais je n’aurais pu même imaginer.

Il fallait, d’ailleurs, que cette déchéance fût bien prononcée pour provoquer, de la part des civils allemands – des femmes surtout – que nous croisions sur les chemins, une pitié qui s’exprimait parfois par une larme furtivement essuyée. Bien grand aussi notre état d’amaigrissement, pour que les mêmes civils viennent placer en cachette, sur la route où nous devions passer, qui un rutabaga, qui une carotte, et jusqu’à des épluchures de légumes.

J’ai dit, au début de ce récit, que je m’efforcerais d’être, avant tout, impartial, juste et vrai. Le moment est venu de dire qu’en certains endroits, à Reinsfeld notamment, les fermiers chez qui, parfois, des prisonniers devaient effectuer un chargement, s’ingéniaient à soulager leur malheureux sort, en leur glissant, en cachette des S.S., une tasse de lait ou un quignon de pain. Le nazisme, il est vrai, n’avait pas encore exercé tous ses ravages dans cette partie de l’Allemagne, et, chez certains Rhénans, subsistait encore un dernier reste d’humanité.

La meilleure et, à vrai dire, la seule « planque » du camp était le « Kommando » Romika. La firme allemande de ce nom fabriquait des joints de mines. Pour les ébarber, la direction de Romika avait estimé que les prisonniers lui fourniraient une main d’oeuvre économique.

Excellent calcul, évidemment, s’il n’y avait eu le sabotage adroit et méthodique d’hommes qui ne se souciaient guère de travailler à la défense nationale boche. Quoi qu’il en soit, une cinquantaine de bagnards trouvaient, à Romika, un travail assez délicat, mais, à la vérité, peu pénible. Seulement, n’entrait pas à Romika qui voulait. On n’arrivait généralement à s’y « planquer » qu’après un dur séjour dans les autres « Komandos », à moins d’avoir, comme infirme ou malade particulièrement atteint, ni certificat de l’excellent Docteur Chabaud, ou la recommandation instante d’un camarade influent, comme ce fut le cas pour certains Poitevins – dont le signataire de ces lignes – qui doivent probablement à M. Blanchard, directeur d’école à Villerville, – qui fut guillotiné, en février 1944, à Cologne, – d’être présentement en vie. Il n’est pas d’exemple, en effet, qu’un homme ait pu tenir plus de trois semaines ou un mois à certains « Kommandos », à la charrette des souches, en particulier. Après ce laps de temps, l’homme était bon pour le cimetière. Témoin ce cultivateur de Troyes, du nom de Lefèbvre, qui, après s’être présenté, mais en vain, chaque matin, durant plus d’une semaine, à la visite de l’infirmier S.S., finit par obtenir son admission à la « chambre chaude », ou chambre de repos, avant d’aller finir, quelques jours plus tard, à l’hôpital d’ Hermeskeil.

Henri Auroux

S.L. Hinzert matricule 6176

Texte rédigé par Sabine Renard-Darson