Henri Chartier, combattant de l’armée de la libération – témoignage

Je m’appelle Henri Chartier, je suis né le 5 avril 1923 à Vernon, situé à une vingtaine de kilomètres de Poitiers. Après avoir obtenu mon Certificat d’études primaires, j’étais apprenti vendeur en tissus dans un magasin à Poitiers. Je logeais alors chez un oncle et une tante. Suite à la signature de l’armistice en juin 1940, après la défaite de l’armée française, le tracé de la ligne de démarcation coupait le département de la Vienne en deux, notamment ma petite commune natale, Vernon. Tous les quinze jours environ j’allais rendre visite à mes parents qui habitaient toujours Vernon, où ils étaient employés dans la propriété de Mme Orillard, au lieu dit La Ronde, qui se trouvait en zone occupée à 2 kilomètres de la ligne de démarcation.

Henri Chartier en tenue de tirailleur marocain à Taza, fin 1943 (Collection privée famille Chartier) Portrait de Henri Chartier en Italie, début 1944. (Collection privée famille Chartier) Henri Chartier en Autriche, au cours de l’été 1945. (collection privée famille Chartier

Dans le courant du mois d’août ou septembre 1940, les moines de Ligugé ont eu des gens à faire passer en zone libre, via la ligne de démarcation. Pour cela ils ont pris contact avec l’abbé Decourt, qui desservait les paroisses de Gizay et de Vernon. Celui-ci, à son tour, a pris contact avec les gens de La Ronde, la propriétaire et mes parents. Ensemble, ils ont donc décidé de faire passer ces gens. Il en est passé quelques uns au départ mais cela a vite fait boule de neige, d’une façon incroyable. Il s’est présenté des personnes que nous ne connaissions pas, qui n’étaient envoyées par personne mais qui avaient eu, on ne sait comment, l’adresse de mes parents et qui savaient que là on pouvait passer le ligne de démarcation. Au cours de la guerre, il est passé ici au moins 300 personnes : juifs, prisonniers de guerres évadés, passeurs de courrier…

La ligne de démarcation était surveillée au départ par des hommes de la Wehrmacht, l’armée allemande, puis par des douaniers allemands. Ces derniers se divisaient en deux catégories : les douaniers de métier et les douaniers auxiliaires, qui étaient inaptes pour les troupes combattantes ou qui avaient été malades et qui se trouvaient là pour se refaire une petite santé avant de rejoindre les unités combattantes. Certains de ces douaniers ont cherché le contact avec la population civile ; à Vernon ce fut le cas de l’un d’eux, qui se prénommait Toni. Celui-ci était un douanier de métier. Avant d’exercer cette profession il avait été coureur cycliste professionnel. Il avait fait toutes les grandes courses y compris le Tour de France, il aimait nous parler des grands champions français de l’époque. Au cours de ces discussions il nous faisait aussi part de ses états d’âme car il n’était pas du tout nazi et pressentait déjà la défaite de l’Allemagne. Il venait souvent rendre visite à mes parents, ce qui me donnait l’occasion de l’écouter.

A cette époque je décidai d’ailleurs de venir plus régulièrement à Vernon : non plus tous les quinze jours mais une fois par semaine, soit le dimanche soit le mercredi qui était mon jour de repos, car il y avait tellement de gens qui voulaient franchir la ligne de démarcation. Je désirais moi aussi participer à l’action par patriotisme. A chaque fois que l’occasion se présentait je me chargeais ainsi de faire passer des personnes en zone libre. Nous utilisions deux parcours différents afin d’éviter de se faire intercepter par une patrouille allemande.

Un dimanche, en 1941, j’avais été conduire des gens en début de matinée et je revenais chez mes parents, quand j’ai aperçu des silhouettes. J’ai alors pensé que c’étaient des Allemands. J’ai bondi dans le bois pour me cacher. Et les silhouettes en ont fait autant. Je suis resté un moment camouflé, puis j’ai vu une tête qui disparaissait aussitôt. J’ai donc décidé de rentrer par un autre chemin en empruntant un petit sentier et je me suis trouvé nez à nez avec mon père. Je lui ai dit qu’il y avait des Allemands dans le secteur. Il m’a répondu qu’il les avait vus et qu’ils s’étaient cachés dans les bois. Je lui ai dit que moi aussi je les avais vus se cacher dans les bois. Et il m’a répondu : « C’est pas eux, c’était moi ! » Ce à quoi je lui ai rétorqué « C’est pas eux non plus, c’était moi ! » Ainsi nous avions « joué à cache-cache » involontairement.

Une autre anecdote m’a particulièrement marqué lorsque j’étais passeur : un dimanche, en février 1942, à la nuit tombée, mon père était parti conduire des personnes en zone libre, il n’était pas rentré quand se sont présentés deux prisonniers de guerre évadés. J’ai décidé de leur faire franchir seul la ligne de démarcation. Alors que je sortais avec eux de La Ronde, je me suis retrouvé nez à nez avec les voisins, M. Thésard et son gendre M. Moreau :
« Où vas-tu ?
– Je conduis ces deux prisonniers en zone libre.
– Où est ton père ?
– Il est parti et il n’est pas encore rentré.
– Tu ne vas pas partir tout seul ! On va y aller tous les deux, mon gendre et moi, l’un marchera en éclaireur et les trois autres avanceront derrière. »
Après avoir fait à peu près la moitié du chemin ils se sont fait arrêter par les Allemands puis ont été enfermés à la prison de Poitiers, à la Pierre levée, de février à décembre 1942. Ils ont donc été arrêtés à ma place, j’ai eu vraiment de la chance ce jour là !

Un autre dimanche, j’ai « joué à cache-cache » pendant tout un après-midi avec un prisonnier de guerre évadé, que les Allemands savaient dans la secteur de Vernon et qu’ils recherchaient activement. J’ai finalement réussi à lui faire passer la ligne de démarcation. Un autre jour deux soldats sénégalais, qui s’étaient évadés du Frontstalag de Poitiers, sont arrivés à La Ronde, poursuivis par les Allemands. Nous les avons cachés dans deux grandes cheminées, derrière leur abattant. Les Allemands ont fouillé la propriété de Mme Orillard pendant une heure, ils sont passés partout, sous les lits, dans les armoires, la buanderie, dans les écuries, dans la grange, le poulailler, mais ils n’ont jamais eu l’idée de soulever les abattants des deux cheminées. Finalement, après le départ des Allemands, mon père a conduit les deux soldats sénégalais en zone libre.

Lorsque j’étais à Poitiers, nous écoutions le soir la radio anglaise. Tous les deux ou trois soirs celle-ci nous narrait les histoires de jeunes qui étaient arrivés à passer en Angleterre depuis la France pour continuer la lutte. Progressivement, l’idée d’en faire autant germa dans ma tête mais je n’en parlais à personne, c’était mon secret. Si ces jeunes avaient réussi, il n’y avait pas de raisons que je ne réussisse pas. Mais par où passer ? J’ai pensé à l’Espagne mais je ne connaissais pas ce pays, je me suis donc reporté sur Marseille. De là, j’espérais pouvoir trouver un bateau et partir. J’ai informé mes parents de mon souhait de m’engager dans l’armée d’armistice en allant à Marseille, mais sans leur révéler mon projet de quitter la France. Je me suis donc rendu à Marseille où j’ai intégré le 43e régiment d’infanterie alpine. De temps en temps, j’allais faire un tour sur le port, tout seul, espérant trouver un navire pour embarquer. Dans mon esprit, je ne sais pas pourquoi, je pensais partir sur un bateau américain. Malheureusement les Allemands ont envahi la zone libre en novembre 1942 et sont donc arrivés à Marseille avant que je ne trouve un bateau. Dès la fin novembre, l’armée française étant mise en congé d’armistice, j’étais libéré de mes obligations militaires et le mois suivant je suis revenu chez mes parents à Vernon.

Au cours des vacances de Noël 1942 j’ai rencontré chez mes parents une demoiselle, qui était professeur et dont la famille habitait à Verrières. Elle passait souvent la ligne de démarcation pour les vacances scolaires, soit avec ma mère soit avec mon père. Ma mère lui raconta que j’avais en tête l’idée de passer en Espagne pour rejoindre les forces françaises libres. La demoiselle répondit qu’elle connaissait un collègue qui était sur le point de partir en Espagne. Elle me donna ses coordonnées et me précisa qu’il connaissait un passage sur la frontière franco-espagnole, car durant la guerre civile d’Espagne il avait combattu dans les Brigades internationales et dans ce cadre avait été amené à traverser à plusieurs reprises la frontière entre l’Espagne et la France.
Nous sommes donc partis tous les deux. Tout s’est bien déroulé jusqu’à environ 4 kilomètres de la frontière espagnole, lorsque nous avons été arrêtés par deux gendarmes français, un chef de brigade et un simple gendarme, qui nous ont conduits à la brigade de Tardets, où nous avons été interrogés. Les gendarmes ont voulu nous faire avouer que nous voulions passer en Espagne mais nous leur avons répondu que nous étions des touristes. Ils n’étaient pas dupes ! Les gendarmes nous ont ensuite retirés nos ceintures et nos lacets de chaussures, puis ils nous ont placés dans des chambres de sûreté. Le soir le gendarme qui nous avait arrêtés avec le chef de brigade nous a demandés si nous avions de l’argent pour nous acheter à manger. Notre réponse fut affirmative et il est revenu quelques instants plus tard avec de la nourriture. Ce gendarme nous a alors confiés : « Vous n’avez pas de chance d’être tombés sur ce chef de brigade car il prend un malin plaisir à arrêter les jeunes comme vous, qui veulent passer en Espagne. Avant-hier on en a ainsi arrêtés trois. Si j’avais été avec un autre gendarme on ne vous aurez pas arrêtés, nous vous aurions même aidés à traverser la frontière espagnole. »

On a passé la nuit dans notre chambre de sûreté, puis le lendemain matin, nous avons été conduits au commissariat de Pau, où nous avons été placés en garde à vue. Dans ce commissariat, nous avons été internés avec quatre autres hommes dont les trois jeunes qui avaient été interceptés deux jours auparavant par le chef de brigade de Tardets. Nous sommes restés là, tous les six, à peu près trois ou quatre jours. Les gardiens de la paix étaient très gentils avec nous, ils nous procuraient de quoi manger, il n’y avait aucun problème.

Un matin, des gendarmes français sont venus nous chercher tous les six, en nous annonçant que nous allions être transférés au camp d’internement de Noé, non loin de Toulouse. Nous avons été menottés, deux par deux, pendant toute la durée du voyage. Une fois dans le train Pau-Toulouse, nous avons été réunis dans un compartiment sous la surveillance de deux gendarmes, deux autres étant postés dans le couloir.

Une fois arrivés au camp de Noé on nous a confisqués nos papiers d’identité et on nous a questionnés, avant de nous enfermer dans une baraque, qui était particulière par rapport aux autres parce qu’elle était isolée, entourée de barbelés avec une porte fermée à clef. La nuit nous étions gardés par un homme en arme. On nous fit savoir que nous étions des personnes considérées comme dangereuses d’où ce placement spécifique, très sécurisé. Nous étions une vingtaine dans cette baraque. On se demandait bien ce que l’on allait faire de nous, certainement nous remettre aux Allemands. Nous avons donc décidé de nous évader en mettant au point le plan suivant : assommer l’un de nos gardiens qui avait l’habitude de s’endormir sur sa chaise la nuit et récupérer son arme, puis après avoir neutralisé le deuxième garde venu prendre la relève sortir avec nos deux armes et risquer le tout pour le tout !

Tandis que le tour de garde du « dormeur » n’était toujours pas venu, un matin on nous a demandé de nous rendre au service administratif, où nous attendaient trois personnages, parmi lesquels le préfet de police de Toulouse. Ce dernier nous a expliqués qu’ils savaient très bien pourquoi nous étions ici mais comme ils n’avaient aucune charge contre nous, il nous annonça qu’ils allaient nous relâcher, en ajoutant : « Je suis en mesure d’en cacher quelques-uns parmi vous. Ils ne risqueront rien du tout, ils ne partiront pas en Allemagne. On aura aussi bien besoin d’eux ici un jour que de l’autre côté. Mes collaborateurs vont vous recevoir, vous leur direz ce que vous voulez faire. »

J’ai demandé à mon copain quelle était sa décision. Sans hésitation, il m’a répondu qu’il allait retenter le coup. Avis que je partageais aussi. Je me suis trouvé à passer avec un homme qui ne s’est pas présenté au départ, et qui m’a demandé ce que je voulais faire. Méfiant, je n’ai pas voulu lui dire la vérité et je lui ai simplement dit que j’allais rentrer chez moi.
« Ah tu retournes chez toi ! Où ?
– Dans le département de la Vienne, tout près de Poitiers.
– Il faut que tu passes la ligne de démarcation.
– Oui mais ce n’est pas un problème car j’ai un lieu pour passer.
– Comment ça tu as un lieu pour passer ?
– Oui j’ai un lieu pour passer, où je pourrai franchir tranquillement la ligne de démarcation. »
Il a continué à me poser des questions et j’ai fini par lâcher le morceau : « Voilà on est à 2 kilomètres de la ligne de démarcation en zone occupé, on est passeur, on passe des juifs, des prisonniers de guerres évadés, du courrier… Donc je peux passer. » Il s’est arrêté un instant, il m’a regardé et m’a demandé :
« Si moi je veux passer, je le pourrai ?
– Oui, bien sûr, il y aura quelqu’un qui vous passera car nous avons un point de chute, une petite ferme, dite des Clairbodières, dont l’exploitant, M. Tourangeau, fait passer ceux qui ont quelque chose à faire en zone occupée, il leur fait donc passer la ligne de démarcation dans l’autre sens.
– Ecoute, je m’appelle M. Millon, je suis commissaire de police. Tu m’as fait confiance. Moi à mon tour je vais te faire confiance. Mais ce qui va se dire ici dans cette pièce est entre toi et moi. Personne d’autre ne doit le savoir, tu as bien compris ?
– Oui.
– Tu me donnes ta parole.
– Oui.
– Il faut absolument que j’aille à Paris et je ne peux pas demander de laissez-passer, alors je peux passer ?
– Oui, oui vous passerez.
– Voila ce que tu vas faire : tu vas retourner chez toi, tu vas attendre que je passe, je resterai à peu près une semaine à Paris et quand je reviendrai tu me suivras et moi je te ferai passer en Espagne. »
Je lui ai alors tout expliqué : prendre son train à Toulouse jusqu’à Limoges, à Limoges prendre le petit omnibus Limoges-Poitiers, descendre à la gare de Lhommaizé avant la gare de Fleuré car il y avait la ligne de démarcation, se rendre à Dienné et enfin à la ferme des Clairbodières.

Lorsque j’ai quitté le camp de Noé, j’ai pris un train qui était à destination de Paris. Dans le compartiment où je venais de m’installer est entré un Allemand qui me salua… C’était Toni, le douanier ! Il avait quitté Vernon et avait été muté sur la frontière espagnole dans l’Ariège. Il partait en Allemagne, en permission dans sa famille, mais auparavant il voulait passer à Vernon pour voir ses copains ! Il me demanda d’où je venais. Je lui expliquai que je venais de Marseille et que je me rendais à Dienné. Je ne pouvais faire autrement car je n’avais pas de papiers pour franchir la ligne de démarcation à Fleuré. Nous avons fait le voyage ensemble jusqu’à Lhommaizé. Puis j’ai gagné la ferme des Clairbodières où j’ai passé la nuit. De là j’ai traversé la ligne de démarcation le lendemain matin et je suis arrivé à Vernon. Tout le monde me croyait passé en Espagne, j’ai raconté mon histoire à mes parents et à Mme Orillard. A midi, alors que nous étions tous les quatre à table, quelqu’un frappa à la porte. C’était encore Toni qui était venu en vélo pour passer un petit bonjour. Au cours de la discussion qui s’est engagée, il nous a fait part encore de ses états d’âme. Au moment de partir, il m’a appelé et m’a dit : « Vous, si vous partez soldat chez de Gaulle moi ça m’est égal ! » Il avait très bien compris d’où je venais et ou je voulais repartir. Nous n’étions pas tranquilles car s’il en parlait à ses collègues de Vernon, ces derniers auraient pu aller nous chercher. Heureusement tout s’est bien passé jusqu’au retour du commissaire de police rencontré à Toulouse.

Auparavant ce dernier avait passé la ligne de démarcation sans encombre, à l’endroit que je lui avais indiqué, puis il était resté environ une semaine à Paris, comme convenu. A son retour, lors de son passage à Vernon, je suis donc parti avec lui. Il m’a camouflé dans un hôtel à Toulouse près de la gare. Le lendemain ou le surlendemain est arrivé un autre jeune, également candidat au passage en Espagne. Nous sommes restés dans cet hôtel à peu près trois ou quatre jours. Un soir on nous a annoncés que le lendemain matin nous devions partir en train pour Pau, chez un couple qui habitait route de Tarbes. On nous demanda de retenir l’adresse car nous ne devions garder aucun papier sur nous. On a donc pris le train pour Pau afin d’aller chez le couple qui nous attendait. Des gens très aimables, le mari était retraité du corps diplomatique. Nous avons été très bien reçus. Nous sommes restés chez ces personnes trois ou quatre jours puis ils nous ont informés que nous devions partir le lendemain soir, en prenant le car Pau-Tardets : « Mais vous n’irez pas jusqu’à Tardets. En cours de route, le chauffeur, qui est au courant, donnera un coup de klaxon et il s’arrêtera. Vous descendrez alors du car mais vous ne serez pas que tous les deux, il y en aura trois autres, vous serez donc cinq. »

Nous avons donc pris notre car et à l’endroit convenu le chauffeur a klaxonné, s’est arrêté et on est descendu. Il y avait une personne qui nous attendait et qui nous a conduit dans une bergerie de montagne, où l’on a fini notre nuit dans la paille. Le lendemain, après avoir passé la journée cachés dans la bergerie, quelqu’un est venu vers 10 h du soir, comme prévu, pour nous chercher. Nous avons passé la frontière durant la nuit et au petit jour, le 25 avril 1943, nous étions en Espagne.

Arrivés en Espagne, nous avons marché 3 ou 4 kilomètres jusqu’à ce que nous tombions sur la guardia civile. A cette époque, face à l’afflux de milliers de Français qui passaient en Espagne, la guardia civile avait redoublé sa surveillance tout le long de la frontière. Celle-ci nous a donc arrêtés et, après nous avoir demandés des renseignements, nous a conduits à la prison de Pampelune. Celle dernière était pleine de Français, il n’y avait pratiquement que des compatriotes ! A l’intérieur on nous a dénombrés, coupés les cheveux à zéro puis on nous a mis chacun dans une cellule où il y avait déjà quatre détenus. Nous étions cinq dans une cellule, qui était prévue initialement pour une personne ! C’est dire à quel point nous étions serrés et sans intimité. Mes compagnons de cellule me demandèrent d’où je venais. Je leur répondis que j’étais originaire du département de la Vienne. L’un d’eux s’exclama : « Moi aussi, je suis de Jaunay-Clan, je m’appelle Jean Rivière ! » On a sympathisé et je suis resté avec Jean Rivière pendant environ un mois, jusqu’à ce qu’il soit transféré vers une autre prison. Pour ma part, Je suis resté deux mois dans la prison de Pampelune puis on m’a emmené au camp de concentration de Miranda de Ebro.

Ce camp de Miranda n’était pas comparable aux camps nazis comme Ravensbrück ou Auschwitz, mais nous avions peu de nourriture : le matin un petit pain avec un quart d’eau noircie baptisée café, à midi ce que les Espagnols appelaient du rancho (des légumes bouillis avec un petit morceau de viande) et le soir la même chose. Ce n’était pas lourd à manger et quand on a à peine vingt ans on a faim ! Heureusement, de temps en temps nous touchions un petit paquet de la Croix Rouge internationale, qui contenait du lait, de la farine, des confitures et des petites gâteries, comme du chocolat, ce qui nous permettait de tenir le coup. On touchait également de la Croix Rouge internationale 5 pesetas par semaine qui nous permettaient d’acheter de la nourriture à la cantine du camp mais avec 5 pesetas on n’achetait pas grand-chose. Lorsque nous demandions à nos gardiens quand nous serions libres, ils nous répondaient : « Mañana », ce qui veut dire demain… Je suis resté à Miranda pendant cinq mois ! Au cours de l’été, en me baladant dans le camp, je suis tombé sur le professeur avec qui j’avais tenté la première fois de passer en Espagne. Je lui ai expliqué comment j’avais réussi à passer et la parole que j’avais donnée au commissaire de ne rien dire à personne. Lui aussi avait réussi à franchir la frontière mais il me confia qu’il avait des ennuis car les services de renseignements espagnols l’avaient reconnu et ils savaient qu’il avait combattu dans les brigades internationales contre Franco. Quand j’ai quitté Miranda, il était encore là. En 1945, lorsque j’ai revu sa collègue qui m’avait mis en contact avec lui, elle m’a dit qu’il était toujours en Espagne. Je ne sais pas quand les Espagnols l’ont relâché !

En novembre 1943, j’ai quitté Miranda pour embarquer à Malaga le 15 novembre. Franco laissait partir au compte-goutte les Français d’Espagne mais quand il s’aperçut que la situation évoluait favorablement en faveur des Alliés, il a davantage relâché les Français internés dans son pays ; à raison d’un convoi de deux bateaux tous les quinze jours, par Malaga en direction de Casablanca. La particularité de ces deux navires c’est que le temps qu’ils étaient dans le port de Malaga ils devaient arborer le pavillon britannique car s’ils avaient été sous pavillon français le gouvernement de Vichy aurait pu les réclamer et l’Espagne n’aurait eu d’autre choix que de les lui remettre. Mais dès que ces navires quittaient les eaux territoriales espagnoles, le pavillon anglais était baissé et remplacé par le pavillon français. Puis les deux bateaux étaient escortés par des bâtiments de guerre alliés jusqu’à Casablanca.

Arrivés à Casablanca, on nous a dirigés vers le camp militaire de Mediouna, où nous sommes d’abord passés par deux bureaux des services de renseignements français. On nous y interrogeait en nous demandant ce que nous faisions auparavant et pourquoi nous nous étions évadés par l’Espagne. Dans le deuxième bureau, le lieutenant qui m’interrogeait m’a demandé si j’avais à me plaindre de certaines personnes en France. Je lui ai répondu que oui en évoquant le chef de brigade de Tardets. Le lieutenant connaissait son nom car il lui avait déjà été signalé par d’autres Français qui étaient passés avant moi et qui avaient été arrêtés dans les mêmes conditions. Il me dit alors : « On s’occupera de son cas plus tard ! » Je ne sais pas ce que ce chef de brigade est devenu après la Libération.

Nous sommes restés dans le camp de Mediouna pendant trois ou quatre jours. Le premier soir on voulait nous interdire de sortir mais avec deux camarades originaires de Pamproux, dans les Deux-Sèvres, nous sommes quand même allés faire un tour à Casablanca en stop. On a cherché un hôtel pour y passer la nuit mais on n’arrivait pas à trouver une chambre de libre. Dans un hôtel, qui était lui aussi complet, nous avons entendu cette clameur : « Oh mais ce sont les p’tits gars qui sont arrivés d’Espagne ! » La patronne nous a fait installer des matelas dans les couloirs et on y a dormi, on pouvait alors dormir n’importe où !

De Mediouna nous sommes partis à peu près une centaine pour Taza, dans le Nord du Maroc, où nous avons été très bien accueillis sur le quai de la gare par les autorités et la population civile de Taza. C’est là, au centre d’instruction numéro huit, que j’ai reçu ma formation militaire pendant quelques semaines. Lors de notre arrivée à Taza la population civile nous avait invités à partager avec elle les festivités de Noël. Mais entre temps l’ordre de partir pour l’Italie est tombé. Nous devions prendre notre train, dans un wagon réservé, à la gare de Taza en direction d’Oran, le soir de Noël, aux environs d’ 1 h du matin. Ce qui n’a pas empêché les civils qui nous avaient invités de nous apporter en gare tout ce qu’ils avaient prévu pour le repas. Nous avons pu ainsi réveillonner tous ensemble, civils et militaires, sur le quai de la gare à Taza ! .

D’Oran nous avons embarqué à Mers El-Kébir pour gagner Naples. Lors de notre embarquement, le lendemain matin nous avons été rassemblés sur les ponts de nos bateaux avec nos gilets de sauvetage, devant les canots, pour un exercice d’évacuation. A côté de nous il y avait des hommes qui offraient un spectacle fascinant, il s’agissait de goumiers marocains vêtus de leur djellaba, et coiffés avec un écheveau de laine noire. Un officier m’expliqua qui étaient ces goumiers, des supplétifs originaires des montagnes de l’Atlas. Plus tard, en Italie et en France, j’ai eu l’occasion d’apprécier, à de nombreuses reprises, les qualités de ces hommes tant sur le plan humain que des opérations militaires et je me suis promis que si je revenais vivant de la guerre je resterai dans l’armée en intégrant un goum marocain…

Nous sommes arrivés à Naples fin décembre 1943, entre Noël et le Premier de l’An. Nous avons cantonné aux environs de Naples pendant une quinzaine de jours, puis nous avons été dirigés sur nos régiments respectifs. Le mien était le 4e régiment de tirailleurs marocains (4e RTM), appartenant à la 2e division d’infanterie marocaine (2e DIM), au sein de laquelle j’ai combattu en Italie jusqu’en juillet 1944.

Au cours de cette campagne les combats on été très durs face à un ennemi très aguerri. En plus de cette lutte acharnée, nous devions faire face à des conditions météorologiques éprouvantes : le froid, la neige, la pluie… Nombreux ont été les camarades qui ont eu les pieds gelés. Nous étions dehors avec pour seul abri des petits trous à même le sol, flanqués de pierres pour se protéger des éclats d’obus et recouverts d’une toile de tente. Les mulets nous rendaient de grands services. L’armée d’Afrique était en effet équipée de mulets, qui se sont révélés indispensables dans les Abruzzes car les véhicules ne pouvaient pas passer dans cette région montagneuse, seuls les mulets le pouvaient et nous apportaient le ravitaillement et les munitions nécessaires. Ils pouvaient aussi permettre l’évacuation des blessés.

Malgré un quotidien difficile sur le front, notre moral restait bon. En Italie il y avait une osmose incroyable entre nous tous, officiers, sous-officiers et hommes de troupe du Corps expéditionnaire français. Nous devions effacer la défaite de 1940, tout le monde en voulait. Nous étions commandés par un général exceptionnel, le général Juin, qui n’hésitait pas à se rendre en première ligne, habillé exactement comme un simple tirailleur. Ce qui le différenciait de nous c’était ses épaulettes et son célèbre béret avec cinq étoiles. C’était vraiment un chef ! Il a été reconnu comme le meilleur tacticien de tous les généraux ayant combattu dans le Bassin méditerranéen. En Italie l’attaque décisive du 11 mai 1944 a été menée selon ses plans d’opération, que les Alliés ont eu d’ailleurs du mal à accepter car ils avaient toujours à l’esprit la défaite de 1940. Le maréchal Kesselring, qui commandait les troupes allemandes en Italie, a écrit : « Là où se trouvent les Français, se situe à coup sûr le danger ! » Le colonel allemand Bohmler, en des termes très proches, a salué aussi la bravoure et l’efficacité des troupes françaises de l’armée d’Afrique. C’était de vrais combattants : avec des gens comme ça, bien encadrés, on pouvait passer partout ! Sur le front les relations entre soldats français et maghrébins étaient marquées par une vraie solidarité. Il nous arrivait de côtoyer les goumiers, qui étaient des gens d’une sympathie remarquable : si l’on passait près d’eux alors qu’ils préparaient le café ou le thé ils nous invitaient toujours à en boire avec eux.

Notre entrée victorieuse dans Rome constitue encore l’un de mes meilleurs souvenirs. Puis en juillet 1944 les troupes françaises ont été finalement retirées du front italien et ramenées dans la région de Naples en prévision du débarquement sur les côtes de Provence, le 15 août 1944.

Il y a eu alors tout un tas de mutations et de renforts qui sont arrivés d’Afrique du Nord. Un certain nombre d’entre nous ont été dirigés sur le dépôt divisionnaire de la 2e DIM. J’étais alors caporal, grade que j’avais obtenu sur le front d’Italie. Du dépôt divisionnaire de la 2e DIM, j’ai été muté dans un autre régiment, le 1er régiment de tirailleurs algériens (1er RTA), qui appartenait à la 4e division marocaine de montagne (4e DMM).

J’ai donc participé à la libération de la France puis à la campagne d’Allemagne- Autriche avec cette division. Lorsque nous sommes arrivés en France, au mois de septembre 1944, une certaine émotion s’est emparée de nous. Cela faisait si longtemps ! Nous avons d’abord gagné le secteur de Mulhouse mais on nous a retiré de cette région pour nous ramener sur le front des Alpes parce que celui-ci était gardé par des FFI, des maquisards qui n’avaient pour eux que leur bonne volonté car ils étaient mal équipés, mal habillés, mal armés, ils n’avaient pratiquement rien du tout. Alors nous les avons relevés. Avec ma section nous étions exactement au sommet du col de Vars. Il y avait tellement de neige, qu’un soir, en faisant le tour de mes guetteurs je me suis perdu sous les flocons. Je ne savais plus où j’étais, j’ai continué un peu de marcher et je me suis retrouvé chez les artilleurs, qui se trouvaient à environ 200 mètres en arrière de nos positions et qui m’ont indiqué le chemin pour retrouver ma section. Nous sommes restés dans les Alpes le temps que les hommes que nous avions relevés soient rééquipés. Puis nous avons reçu l’ordre de regagner la région des Vosges.

Nous sommes descendus sur Grenoble et de là nous avons gagné Fougerolles, en Haute-Saône, puis le col du Bonhomme, le village de Lapoutroie et la région entre Labaroche et Orbey, toujours les pieds dans la neige et accompagnés de nos mulets qui se sont révélés à nouveau d’un grand recours dans ce paysage de montagne. Les combats et les conditions de vie dans les Vosges étaient aussi très rudes. Nombreux ont été les cas de pieds gelés. Pour ma part, quand je suis rentré en France ma mère m’avait tricoté deux paires de grosses chaussettes en laine qu’elle m’avait envoyées et qui m’ont permis de ne pas trop souffrir de ce froid. L’ambiance restait bonne dans les unités mais le moral n’était plus le même qu’en Italie. L’Afrique du Nord avait mobilisé tout ce qui était mobilisable : outre les dizaines de milliers de Marocains engagés, d’Algériens et de Tunisiens, vingt classes de la population française, de la classe 1925 à la classe 1944 y avaient été mobilisées ! Quand nous sommes arrivés en France on voyait des tas de jeunes qui s’amusaient. Pourquoi n’étaient-ils pas mobilisés comme l’avait été la population française d’Afrique du Nord ? Cela donnait un petit coup au moral, il y avait un petit quelque chose qui nous dérangeait, d’autant plus que la fatigue commençait à se faire sentir dans les unités qui avaient été continuellement engagées depuis la campagne d’Italie.

Le 15 décembre, dans le secteur de Labaroche, j’ai été blessé par un éclat d’obus, qui a traversé ma guêtre et ma tige de chaussure pour atteindre ma cheville et toucher mon tendon d’Achille. Un tirailleur algérien, qui s’appelait Zraibi, m’a alors aidé à rejoindre le poste de secours. Le médecin qui m’a examiné a préféré m’évacuer de crainte que mon tendon ne se coupe complètement. J’ai donc été transporté à l’hôpital américain de Besançon, où j’ai dû subir deux opérations. J’ai eu la chance de tomber sur un bon chirurgien américain puisque je n’ai gardé aucune séquelle de cette blessure. En sortant de cet hôpital on m’a donné huit jours de convalescence, que j’ai souhaité passer chez mes parents à Vernon. Je ne les avais pas revus depuis mon départ en 1943 et nous n’avions pas pu échanger de nouvelles jusqu’à mon retour en France. Tous ceux qui s’étaient évadés de France avaient connu la même situation.

Dans le train entre Paris et Poitiers, il y avait trois jeunes qui discutaient dans mon compartiment. Un moment ils parlèrent de Jaunay-Clan. Je leur ai demandé alors s’ils étaient originaires de cette commune et le cas échéant s’ils connaissaient Jean Rivière. L’un d’eux me répondit que c’était son frère et qu’il avait été tué dans la région de Belfort au mois de septembre 1944. J’ai ressenti alors de la peine en souvenir du temps passé ensemble dans la même cellule de la prison de Pampelune. Mes huit jours de convalescence se sont écoulés entre Vernon et Poitiers, mes parents, ma famille, mes copains et mes copines.

Puis je suis reparti à Besançon, où j’avais l’ordre de rejoindre le centre de rassemblement de la Première armée française. On était logé dans une ancienne usine désaffectée avec les fenêtres cassées. Là je me suis dit que si je savais où était mon régiment je me « tirerais » de là pour le rejoindre. La chance allait me servir une fois de plus : je suis sorti en ville et là j’ai vu un GMC, un camion, que j’ai reconnu tout de suite car, à l’instar de tous les véhicules de l’armée française, il portait sur son pare-chocs avant et arrière l’insigne de son régiment. Ici il s’agissait du mien : le croissant et l’étoile, emblèmes de l’Islam, avec une main de Fatma. A l’intérieur on pouvait y lire notre devise écrite en arabe et dont la traduction en français signifiait : « Le premier toujours le premier ». J’ai abordé un tirailleur à qui j’ai demandé ce qu’il faisait ici. Il m’a répondu qu’il ne savait pas et qu’il fallait attendre que son sergent revienne. Une fois le sergent arrivé, je lui ai raconté tout mon périple depuis ma blessure et lui ai fait part de mon souhait de regagner le régiment. Il m’a dit : « Notre régiment est dans la région de Thann et de Cernay, moi je rejoins Fougerolles à la base arrière du régiment, mais je veux bien t’y emmener. » J’ai été chercher mes affaires et je suis monté dans le camion en direction de Fougerolles, où je suis arrivé dans la nuit. J’ai réussi à retrouver la guitoune de ma compagnie, la 11e, où j’ai réveillé tout le monde : « D’où tu sors ? D’où tu viens ? » Je leur ai alors expliqué mon parcours.

Le lendemain la première chose que j’ai faite a été d’écrire une lettre à mes parents, dans laquelle je les informais que j’avais rejoint mon régiment. Peu de temps après j’ai pu regagner ma compagnie dans la région de Thann, dans les derniers jours de janvier 1945, où j’ai eu la tristesse d’apprendre que Zraibi, le tirailleur qui m’avait aidé à regagner le poste de secours, avait été tué. Nous ne sommes pas restés très longtemps dans ce secteur car les combats pour la réduction de la poche de Colmar se sont terminés début février. Mais à Besançon, au centre de rassemblement de la Première armée française il n’y avait plus de Chartier, on se demandait où j’étais passé. Les autorités m’ont alors considéré comme déserteur et un avis de recherche fut donc transmis à la gendarmerie de la Villedieu du Clain, qui était le chef-lieu de canton de Vernon. Les gendarmes se sont rendus à La Ronde pour interroger mes parents, qui leur ont répondu que j’étais parti rejoindre mon régiment depuis longtemps, en montrant la lettre que je leur avais écrite dès mon arrivée à Fougerolles. Convaincus, les gendarmes ont alors fait un rapport et tout est rentré dans l’ordre. J’avais bien fait d’écrire cette lettre à mes parents !

A la fin du mois de février 1945 notre régiment a été dissout faute de renforts, il n’y avait plus grand monde ! Il fut remplacé, au sein de la 4e DMM, par un régiment de FFI, le 27e régiment d’infanterie (27e RI), tout juste équipé et à qui nous avons donné un peu d’instruction. Je suis donc passé en Allemagne au sein du 27e RI. Dans les premiers jours d’avril, nous avons franchi le Rhin à Kehl, nous avons traversé la Forêt noire puis le Danube. Nous sommes descendus parallèlement au lac de Constance et à la frontière suisse. Il n’y avait pratiquement plus rien devant nous, juste des petits bouchons retardateurs, 25 à 50 soldats qui avaient pour mission de freiner notre avance.

Dans les tous premiers jours de mai, le 2 ou le 3, les compagnies de tête de mon bataillon sont ainsi tombées sur un bouchon retardateur, constitué d’une cinquantaine de soldats. Après quelques coups de feu pour l’honneur, les Allemands se sont rendus, et ont été désarmés puis ramenés vers ma compagnie, qui se trouvait ce jour là en deuxième échelon. Nous les avons installés dans un coin, entourés de sentinelles. Comme ils n’avaient pas mangé on leur a donné nos boites de ration, les fameuses rations K provenant du ravitaillement américain, qui fournissait alors toute l’armée française. Nous avons reçu l’ordre de ramener ces prisonniers dans un petit village en arrière, situé à 5 ou 6 kilomètres de nos positions. On m’a désigné alors pour organiser ce transfert. J’étais devenu caporal-chef, chef de groupe, ce qui plaçait sous mon commandement une dizaine de soldats. Pour conduire les prisonniers allemands je leur ai fait comprendre qu’ils devaient se mettre par trois et j’ai commencé à les compter pour savoir combien il y en avait précisément. En arrivant au milieu de la colonne, l’un de ces prisonniers m’a dit : « Bonjour Monsieur ! » C’était l’un des Allemands qui était en poste à Vernon pendant l’occupation, vers 1941 1942. Je l’ai tout de suite reconnu mais je l’ai quand même emmené avec les autres, il n’y a pas eu de passe-droit. Les rôles avaient changé, c’est moi qui à présent avais le fusil.

Après avoir acheminé les prisonniers allemands, j’ai rejoint ma compagnie juste avant qu’elle reparte de nouveau vers l’avant. Puis la guerre s’est terminée le 8 mai 1945. Nous étions arrivés pratiquement à l’intersection des trois frontières : autrichienne, italienne et suisse ! Quel périple depuis l’Italie et quelle joie nous avons ressentie en apprenant la fin de la guerre. Nous avons alors passé un long moment à décharger nos armes en l’air ! C’est un de mes plus beaux souvenirs.

Je suis resté en Autriche quelques mois, dans la région d’Innsbruck puis nous sommes rentrés en France au mois de septembre 1945. On ne s’attendait pas alors à un tel retour. Celui-ci a été précipité car il y avait dans la région de la Loire, la Haute-Loire, les départements de l’Ain, de l’Allier des troupes récalcitrantes qui refusaient de rendre les armes qu’elles avaient touchées durant la résistance ; il s’agissait de FTP, des résistants communistes. De Gaulle avait peur qu’ils se révoltent alors, par mesure de prévoyance, il a fait rentrer toute la 4e DMM d’Autriche pour s’implanter dans cette région. En ce qui nous concerne, nous étions à Montluçon. On se demandait pourquoi, puis le lendemain ou le surlendemain de notre arrivée à Montluçon, le commandant de compagnie a réuni tous les cadres, dont je faisais partie puisque j’avais été nommé sous-officier en Autriche, avec le grade de sergent. Au cours de cette réunion le commandant nous a expliqué la situation, précisant que des discussions étaient en cours mais que si elles n’aboutissaient pas nous serions obligés d’intervenir. Heureusement nous n’avons pas eu à le faire car tout s’est finalement bien terminé.

En 1946 je suis resté dans l’armée et après un stage de perfectionnement à l’école des sous-officiers de Saint-Maixent, j’ai réalisé mon souhait d’intégrer les goums marocains. Auparavant je m’étais marié et mon épouse m’a rejoint au Maroc, où sont nés deux de nos trois enfants. Nous avons vécu au Maroc jusqu’à son indépendance, en 1956. Les goums ont alors été dissous dans l’armée royale, que nous avons aidée à se mettre en place. J’ai ensuite été affecté dans une section administrative spécialisée (SAS) en Algérie. J’ai finalement terminé ma carrière militaire en 1963 avec le grade d’adjudant-chef. Je suis retourné m’installer en France où j’ai commencé une nouvelle carrière dans le civil. Mais je n’ai jamais oublié le Maroc, mon pays de cœur.

Je n’ai pas de regrets sur mes années de guerre, entre 1939 et 1945, il m’arrive bien sûr de penser à mes camarades tombés au combat. Leur mémoire est entretenue au sein d’associations d’anciens combattants auxquelles j’appartiens, comme la Koumia ou Rhin et Danube. Dans le cadre de ces associations, nous nous sommes notamment battus pour l’égalité de traitement des pensions d’invalidité et retraites des anciens combattants des ex-colonies françaises et des protectorats. Comme président de section de l’Union Nationale des Combattants j’ai écrit un courrier au Président de la République, en mars 2000, qui allait dans ce sens : « Il n’est pas pensable que ces gens avec qui, nous, certains Anciens Combattants de la Métropole, avons partagé nos joies, nos peines et nos misères soient considérés comme des combattants de seconde zone, pour ce qui concerne le montant des retraites ou des pensions d’invalidité dont ils sont bénéficiaires. » Aujourd’hui je suis satisfait de voir que cette égalité de traitement tant réclamée est en grande partie rétablie.

Je souhaite qu’il n’y ait plus jamais de guerre en France et en Europe, pour autant j’espère que le patriotisme ne disparaîtra pas totalement de l’esprit des jeunes générations car c’est ce patriotisme qui m’a poussé, comme tant d’autres Français à refuser la défaite et l’occupation des Allemands durant la Seconde Guerre mondiale, au nom de la liberté.

(Témoignage recueilli et retranscrit par le collège Camille Guérin de Poitiers en 2008)