Paul Jamain : le convoi de la mort de Sachsenhausen à Skalice avril-mai 1945

Paul JAMAIN relate les innommables conditions de l’évacuation du camp de Sachsenhausen du 4 avril au 9 mai 1945 jusquà SKALICE ( République Tchèque)

Photo de Paul à son arrivée à Saintes en juillet 1945

LE CONVOI DE LA MORT

DE SACHSENHAUSEN à SKALICE

4 avril- 9 mai 1945

Paul Raymond JAMAIN réside aujourd’hui à Châtellerault. Il a été déporté au camp de SACHSENHAUSEN, le 24 janvier 1943 sous le matricule 58 113. Jeune communiste engagé dans le mouvement Franc Tireur et Partisan ( F.T.P) en Charente Maritime dans le secteur de Rochefort,il est arrêté le 22 janvier 1942. Il appartient à une famille qui a payé un lourd tribut à la la lutte contre le nazisme : six de ses proches y ont perdu la vie…

En 1995, 50 ans après, il tente de reconstruire le puzzle de ses souvenirs de déportation et de retrouver la chronologie de ces terribles marches de la mort qui ont précédé la libération des camps du 3 avril au 8 mai 1945. Il a recueilli divers témoignages au cours de ses multiples pélérinages sur les lieux et s’est fondé sur les renseignements collectés par l’historien Heinz SENENKO et ses étudiants auprès de témoins oculaires allemands.

C’est en ces termes qu’il introduit son témoignage :

 » Certains souvenirs m’échappent tant à cause du temps passé que de l’état d’extrême épuisement où je me trouvais notamment après ma libération le 9 mai 1945, car au délabrement physique s’ajoutent l’émotion, l’angoisse de retrouver « la vie normale en sortant de l’enfer…. »

LE DEPART POUR LES MARCHES DE LA MORT

3 AVRIL-17 AVRIL 1945

SACHSENHAUSEN-SCHWARZHEIDE

Il subit depuis plus de deux ans les indescriptibles conditions de vie de déporté au camp de Sachsenhausen, à 30 kilomètres au nord de Berlin. Le matin du 3 avril 1945, il se trouve comme tous les jours sur la place d’appel du Kommando de Heinkel. il est alors désigné par le chef de Kommando avec quelques Français dont son frère André et Aristide POUILLOUX, instituteur à Châtellerault pour partir en convoi avec 480 déportés de plusieurs nationalités.

 » Nous partons en wagons à bestiaux le 4 avril 1945 de la gare d’Oranienburg, jouxtant le camp de Sachsenhausen. Aux environs de Lieberose, après deux jours de voyage, entassés dans ces wagons, nous devons continuer à pied, en convoi sur les routes. Nous marchons, traînant des chariots où les S.S qui nous gardent avec leurs chiens féroces, ont entassé leurs bagages. Marche épuisante pour des hommes aussi affaiblis.Ceux qui sont incapables de marcher sont abattus, montés sur les charrettes et enterrés à chaque étape.
Après deux jours de marche, vers le 8 avril, nous arrivons au camp de Schwarzheide où nous allons rester environ une semaine durant laquelle on nous fera travailler neuf heures par jour dans une mine à ciel ouvert pour certains et pour d’autres dans deux usines en ville.Pour tout repos, on nous sert un bol de soupe de rutabagas par jour. « 

Le camp de Schwarzhzeide est une sorte de centre de tri pour les détenus évacués de plusieurs autres camps. Paul Raymond JAMAIN précise que l’évacuation du camp s’est organisée sous la direction de l’officier S.S, le commandant BLASER et que ce dernier a dû désigner des détenus allemands antifascistes pour l’aider, internés ici depuis 1933 pour la plupart.Grâce à la lutte acharnée de la résistance clandestine à l’intérieur du camp, ils avaient supplanté les »kapos »détenus de droit commun ,  » véritables voyous particulièrement sanguinaires » .Ces nouveaux « Kapos » allemands jouissent d’une certaine autorité auprès des autres détenus parce que ce sont des résistants authentiques, opposants au régime nazi, tels Paul BERGMAN principal responsable de l’organisation clandestine à Sachsenhausen et Ernest KAPELKE ainsi que le tchèque Karel KARLOVSKY.

 » Je peux témoigner que ces hommes, au cours de ces marches de la mort de Schwarzheide à Skalice, du 18 avril au 9 mai 1945 se sont dévoués pour essayer de sauver des déportés… »

Mais les conditions de cette évacuation n’en demeurent pas moins terribles.La longue file des détenus ne cesse de s’allonger : ainsi 300 détenus évacués d’Auschwitz, concentrés au camp de Schwarzheide, en majorité des Juifs et résistants tchèques et polonais, sont désignés par les S.S. parmi les plus valides pour rejoindre le convoi.Au moment des faits, ils ne connaissent pas leur destination.Ce sera Dresde puis la Tchécoslovaquie.

LE 18 AVRIL 1945 : de SCHWARZHEIDE à KAMENZ

le 18 avril 1945, alors que le front russe se rapproche, le camp de Schwarzheide est à son tour évacué, laissant sur place les faibles et les malades, soit un millier de déportés.

Le convoi compte alors plus de 600 déportés et s’étire sur plusieurs centaines de mètres sous le commandement de Blaser, un SS particulièrement sadique.

 » Les bagages et la nourriture des S.S sont entassés sur une dizaine de charrettes tirées par des déportés. Pour cela les S.S ont attaché un câble surlequel un solide bâton est fixé tous les mètres. A chaque bâton sont attelés deux déportés. Ils plient sous le joug comme des boeufs. Les S.S stimulent leur »bétail », les aiguillonnent à coup de « matraques » maniées avec dextérité. D’autres détenus poussent à l’arrière des chariots. Les coups pleuvent sur le dos des déportés leur arrachant des cris qui ont le don de faire s’esclaffer ces brutes sanguinaires. »

Une seule solution pour les déportés : s’organiser en groupes pour rendre possible une certaine solidarité et soutenir les plus faibles. Chaque groupe est placé sous la responsabilité d’un déporté qui doit assumer la protection des plus faibles.Les groupes doivent rester en contact les uns avec autres ; certains « Kapos » allemands acceptent le rôle de coordinateurs. Paul Raymond a la responsabilité de veiller sur 3 de ses camarades dont l’instituteur châtelleraudais Aristide POUILLOUX, très affaibli.

 » En ce jeudi d’Avril, il pleut. Ce troupeau d’hommes en habits rayés, sales, déchirés avance sous une pluie glaciale.Le bruit des claquettes que font les chaussures à semelles de bois rythme la marche et donne une impression de monotonie lugubre. Cette procession semble surgir de l’au-delà. Dès le départ, certains déportés se débarassent de leur légère couverture, ne pouvant plus la porter malgré mes conseils, car c’est notre seule protection. ..
Au cours de la journée, les plus faibles chancellent et s’abattent, il est impossible de secourir tout le monde.Un chariot en queue de colonne ramasse les hommes épuisés qui s’écroulent sur le chemin ; on les jette dessus, si bien que les premiers meurent étouffés par ceux qui se trouvent au-dessus.Nous passons près de Ruhland puis de Bernsdorf.La colonne s’arrête, le chariot cahrgé de morts et de vivants la dépasse et s’éloigne. Cinq coups de feu claquent.Le chariot revient vide. Je comprends alors ce qui s’est passé. Les vivants du chariot ont été achevés.Je fais alors passer le mot d’ordre : « il ne faut pas monter dans le chariot pour se reposer ».

D’autres sont exécutés dans ces conditions le long des 39 kilomètres qui mènent à Kamenz. Malgré l’état d’extrême épuisement où il se trouve, Paul Raymond exprime un sentiment de révolte et d’impuissance. Son frère André, Aristide Pouilloux et un autre de ses amis s’affaiblissent :

« L e lendemain s’annonce plein de dangers angoissants ».

19 AVRIL- 8 MAI : de KAMENZ à SKALICE

Le nombre des déportés épuisés s’accroît de jour en jour, et les coups de feu des SS claquent de plus en plus :

 » Mon coeur se serrre, j’invente les tortures les plus raffinées pour ces SS imbus de leur toute puissance, imperméables à tout sentiment humain. Je me dis cependant qu’on ne peut pas rendre la justice en commettant d’autres crimes. »

Le convoi de ces  » êtres faméliques  » s’étire durant les 20-30 kilomètres quotidiens jusqu’à Neustadt,puis Sebnitz, Oberkreibitz, Saupsdorf.Une seule raison de tenir pour Raymond : soutenir ceux qu’il a juré d’arracher à la mort. Une seule devise :

 » Il faut survivre ou mourir ensemble ».

La faim tiraille le corps. Ce n’est qu’après le  » sacrifice  » d’un Allemand, responsable du convoi, que les SS consentent à accorder un peu de nourriture. Au loin, le 24 avril, les lueurs des obus alliés. Mais vigiliance oblige face à la hargne des SS de plus en plus nerveux.
Lors d’une halte obligée dans une usine de textiles à Varnsdorf, Raymond assiste impuissant, à la pendaison d’un camarade polonais qui avait tenté de s’évader.

Au bout d’un mois, le convoi chemine toujours au coeur du territoire des Sudètes,sans repère,évitant les grands axes empruntés par l’armée soviétique :

 » Convoi hallucinant, morts vivants, hommes fantômes qui mâchent des pissenlits[…] comme des herbivores[…] Pour moi, la faim n’est presque plus le problème majeur. Depuis trois ans, j’ai appris à la dompter mais quand je m’endors des rêves de repas pantagueliques me provoquent des crampes d’estomac[…]Il faut survivre et essayer d’oublier ces douleurs fulgurantes qui me déchirenet le bas ventre ».

Au- delà de la souffrance individuelle, il y a un compagnon à soutenir. Le frère de Raymond,André, s’affaiblit de plus en plus tandis que les SS demeurent « aussi ignobles que des bêtes féroces » :

 » Nous formons un bloc uni, physiquement fragile, mais animé d’une volonté indestructible pour sauver ces hommes… »

Nous sommes le 6 mai et Raymond a 27 ans, son troisième anniversaire dans l’enfer :

 » Vivrai-je encore deux jours, vingt ans ou plus ?[…]Mourir ce serait facile, il suffirait de se laisser aller.Mais la tentation dure peu. l’esprit combatif reprend le dessus. Il faut soulever les pieds, les projeter en avant l’un après l’autre, ignorer les douleurs dans le bas-ventre, surveiller les allées et venues des S.S qui frappent négligemment les détenus qui fanchent. »

Le mardi 8 mai 1945 marque l’étape finale jusqu’à la verrerie de LANGUENAU ( nom tchèque SkALICE). Mais, les chiffres sifflent sordidement : 1 homme sur six a survécu à ces marches de la mort. Sur les 600 déportés du convoi initial, ils ne sont plus qu’une maigre centaine !

LA FIN DU CAUCHEMAR

Les déportés n’apprennent que le 9 mai à 4 heures du matin que l’armistice a été signé. Ils sont libres. Les SS se sont rendus. Mais la plupart ont besoin de soins immédiats comme les deux amis de Raymond. Une vingtaine mourront dans la nuit du 9 au 10 mai. Raymond fait partie de la quarantaine de rescapés capables de marcher et dirigés alors vers Prague.

 » En ce matin du 9 mai, je devrais exulter comme certains ou partir me ravitailler dans les fermes et me jeter sur la nourriture. En fait, je reste muet, inerte, étendu dans l’herbe face à la verrerie, épuisé… Je n’ai même plus faim, maintenant que je sais que je peux avoir ce qu’il me faut.Je constate que je suis vivant, étonné de sentir le soleil de mai réchauffer mes os, d’entendre les oiseaux chanter. C’est comme s’ils me disaient :  » Imbécile, tu es libre, tu vas devenir un homme normal ».

Mais il n’est pas si facile de revivre après un tel enfer. Et, comment affronter la pitié que l’on lit dans les yeux des autres, des libérateurs :

 » J’ai besoin, non pas de ressentir la pitié à mon égard, mais la haine pour cette machine à broyer que fut le système nazi. »

Photo prise par un prisonnier de guerre

Les rescapés attendent dans la matinée du 10 mai 1945, à la gare de Skalice, le train qui doit les emmener à Prague en compagnie de quelques prisonniers de guerre : Alexandre DUMAS, Aristide POUILLOUX, Eugène VISSE, René DUPAU,Jean LYRAUD, André PRESENT, Albert NAULEAU et Raymond JAMAIN ( 5° dernier rang en partant de la gauche)

Il est difficile pour Raymond et ses compagnons rescapés, de réaliser qu’ils sont en vie, libres dans un train libre tant leur angoisse est profonde.

LE RETOUR EN FRANCE

Au terme d’un mois de soins à l’hôpital de Prague, Raymond est rapatrié en France par avion jusqu’à Lyon puis par le train jusqu’à son domicile à Rochefort où il retrouve ses deux fils, Pierre ( 7 ans) et Daniel (4 ans). Mais il est assommé par les révélations : son oncle, son frère et son beau-frère fusillés.

Son engagement depuis 60 ans : la force du témoignage .

 » Je vous en supplie, faites quelque chose
apprenez un pas de danse
Quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit d’être habillés
de votre peau, de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête à la fin que
tant soient morts et vous qui vivez
sans rien faire de votre vie »

Charlotte DELBO

D’après le récit de Paul-Raymond JAMAIN, 1995.

                          Texte rédigé par Marie-Claude ALBERT