Les 48 Juifs allemands du « Saint-Louis » hébergés à Loudun et Mirebeau dès juin 1939

Le paquebot allemand Saint-Louis quitte le 13 mai 1939 le port de Hambourg avec, à son bord, entre 950 et 1 000 Juifs allemands ou autrichiens, que l’Allemagne a autorisés à quitter le pays. Il s’agit certainement d’une opération de propagande pour montrer au monde que l’antisémitisme n’est pas consubstantiel du régime nazi.

Le Saint-Louis
Le Saint-Louis

Les passagers laissent tout derrière eux mais ils ont en poche des visas pour Cuba. Deux semaines plus tard, le paquebot n’est pas autorisé à accoster à La Havane et les visas s’avèrent être sans valeur. Le navire longe les côtes des États-Unis et demande le droit d’accoster. C’est un refus. Même chose au Canada. Le capitaine Schroeder est alors contraint de reprendre la route de l’Europe et … de l’Allemagne, au grand désespoir des passagers.

         Finalement, la Belgique accepte d’accueillir le Saint-Louis à Anvers et quatre pays se « partagent » les passagers : la Belgique, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la France. Ce sont 224 Allemands qui rejoignent Boulogne-sur-Mer sur un autre bateau avant d’être répartis dans plusieurs régions françaises.

         Le 27 juin, la préfecture de Poitiers écrit à la Direction générale de la sûreté nationale au sujet des « Réfugiés allemands israélites provenant du Saint-Louis » : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que hier, 26 juin, sont arrivés dans mon département, venant de Boulogne-sur-Mer, 49 réfugiés allemands israélites débarqués du bateau « St Louis ». Ces étrangers ont été répartis dans les communes de Loudun et Mirebeau ». Il s’avère que la liste jointe ne comporte que 48 noms.

         Ces étrangers ne sont pas encore des ennemis car la France ne déclarera la guerre à l’Allemagne que le 3 septembre suivant. Pour eux, comme pour les autorités françaises, ils ne sont accueillis qu’à titre provisoire. Ils ont en poche des demandes de visas pour les États-Unis, demandes dont ils ne savent évidemment pas quand ni si elles aboutiront.

         Pour les autorités françaises, leur situation est claire : Le ministre de l’intérieur le rappelle au préfet le 3 juillet 1939 : Chaque Juif allemand « a été autorisé à séjourner dans votre département en attendant qu’il puisse trouver un pays d’accueil. (…) En aucun cas, et pour quelque raison que ce soit, il ne doit tomber à la charge de la collectivité publique ». Les réfugiés du Saint-Louis sont financièrement pris en charge par des « Comités israélites d’assistance ». Les 29 de Mirebeau sont hébergés à l’hôtel de la Promenade et à l’hôtel de France. Les 20 de Loudun à l’hôtel de France, l’hôtel des Voyageurs et l’hôtel de la Gare. On leur donne un laisser-passer renouvelable chaque mois et « valable seulement pour le département de la Vienne ». Ce document est totalement inspiré par les conditions d’accueil des Espagnols qui fuient les conséquences de leur guerre civile qui vient de se terminer.

         Voici les noms des 48 Juifs allemands et autrichiens hébergés dans le nord-Vienne. Nous respectons l’orthographe de la liste tapuscrite dressée par la préfecture.

         A Loudun : Maximilien KOHN, Margaret, Victor et Garda WALBAUM, Justin Babette, Belle et Ruth ISNER, Arthur SIEGEL, Martha GUTMANN, Chade, Friedrich et Liane REIF, Karle ALEXANDER, Bety OSTRODZKY, Leo ALEXANDER, Israel MCHAELIS, Israel et Hilde NATHANSON.

         A Mirebeau : Albert, Gertrude et Neissim ESKENAZY, Joachim MUCK, Blanca BRENNER, Joseph et Amanda WACHTEL, Jean, Lina et Bieter BRANDT, Rosa STAHL, Josephine SIPERSTEIN, Elisabeth PICK, Joseph, Martha et Ilse KARLINER, Walter WEISSLER, Adolphe OPPENHEIMER, Levy BUXBAUM, Jonas, Amélie, Moritz et Amélie FISCHBACH, Sigfried, Rosalie et Edith CANNITZER, Israel et Garda HEIN, Fritz EICHWALD.

         Le 29 août, un message signé par les 15 adultes hébergés à Loudun est adressé au maire Marcel Aymard : « Les réfugiés du bateau St LOUIS à Loudun, hommes et femmes, considèrent comme un devoir absolu de se mettre dès à présent à la disposition de la France pour tout travail qui pourrait leur être confié. Ils tiennent à témoigner en ces circonstances pénibles leur reconnaissance au pays qui les a reçus avec une si grande hospitalité alors qu’ils étaient chassés de leur pays et réduits à recourir à la charité de la démocratie ».

         Il n’empêche. Le 3 septembre, la guerre est déclarée. Les hommes du Saint-Louis sont internés dès le 5 au camp du Ruchard (Indre-et-Loire). Les femmes et les enfants restent à Loudun et Mirebeau. Comme les aides financières des comités d’assistance se tarissent, ils doivent quitter les hôtels pour des loyers plus modestes en ville.

          Il est difficile de suivre les itinéraires de chacun, qui vont de l’obtention de visas pour les États-Unis à la fuite vers le sud pour tenter d’échapper aux arrestations, internements, déportations… avec Auschwitz au bout du chemin pour certains.

         Le parcours de la famille Isner est peut-être emblématique de ce qui pouvait être enduré. Justin le père, Babette la mère, leurs deux filles Ruth 10 ans et Bella 11 ans en 1939, sont hébergés à Loudun. « Quelques jeunes de Loudun qui étudiaient l’allemand au collège venaient nous voir à l’hôtel de France où nous étions. Ils nous aidaient à apprendre le français et nous leur apprenions l’allemand ». Puis c’est la guerre et le père est interné au camp du Ruchard. Le 21 juin 1940, Loudun est occupé par la Wehrmacht. « C’est à partir de ce moment que les temps durs commencèrent, car nous voilà en France occupée, une situation identique à celle que nous avions fuie le 13 mai 1939 ». Pour survivre, Babette fait des ménages, Justin du jardinage. Les institutrices des deux filles compatissent et aident la famille.  « Nous étions si pauvres que nous ne pouvions pas nous acheter une cuisinière pour nous faire à manger. Alors, nous faisions la cuisine sur des briques. (…) Mes pauvres parents ont dû souffrir horriblement quand ils nous laissaient mendier de la nourriture, quand nous allions à la cuisine des Allemands avec de grandes casseroles. Il y avait des jours où ils nous faisaient éplucher 20 kg de carottes et 20 kg de pommes de terre pour qu’ils remplissent notre casserole. (…) Quelques fois, nous volions des pommes de terre ou des choux dans les champs ».

         Le 8 octobre 1942, toute la famille est arrêtée et conduite au camp de la route de Limoges à Poitiers. Là, Babette réussit à prouver qu’elle n’est pas juive ! Elle est donc libérée avec ses deux filles. Justin, lui, est déporté et meurt à Auschwitz un mois plus tard, le 11 novembre.

         Pour les trois femmes, c’est le retour à Loudun où elles survivent jusqu’à début 1944, lorsqu’une directive des autorités allemandes est appliquée par le préfet Bourgain. Cette directive a pour objet « l’écartement des Juifs de la Région de Poitiers ». La Région, ce sont alors les cinq départements de la Vienne, des Deux-Sèvres, de la Charente, de la Charente-Inférieure et de la Vendée : Il faut « arrêter dans les premières heures du 31 janvier 1944, donc au plus tard à 3 heures du matin, tous les Juifs encore présents dans la région, sans égards pour leur nationalité ou leur âge et de les transférer le plus tôt possible en convoi fermé au camp de Juifs de Drancy ». Il est précisé que « les familles doivent être prises en groupes ».

         Les trois Isner sont arrêtées, conduites à nouveau au camp de la route de Limoges puis à Drancy où, encore une fois, Babette Isner prouve qu’elle n’est pas juive. Elles sont encore une fois libérées ; elles reviennent à Loudun.

         « Il faut dire que le 6 juin était et sera toujours le plus important de ma vie ». Il s’agit bien sûr du jour du début du débarquement des Alliés sur les côtes normandes. Il faudra qu’elles attendent le 1er septembre pour assister à la Libération de Loudun et près de trois ans pour quitter la France, le 18 mai 1947, avec en poche un aller simple pour les États-Unis où elles sont attendues par les rescapés de la famille Isner à New-York.

         Babette meurt deux ans plus tard à l’âge de 54 ans. « Ma mère avait des cauchemars la nuit et presque toutes les nuits elle hurlait dans son sommeil. (…) Même quand elle était mourante, elle me demandait s’il y avait une lettre de mon père ». Les deux filles sont restées aux États-Unis. Bella est morte à 84 ans, en 2012, dans le Connecticut. A l’heure où nous écrivons ces lignes, nous pensons que Ruth est toujours vivante.

         Il reste à écrire les trajectoires des autres réfugiés du Saint-Louis.

         A notre connaissance, il n’existe aucune trace mémorielle de leur passage en France. Seule, la ville d’Halifax en Nouvelle-Ecosse (Canada) a récemment pris l’initiative d’un monument car le bateau, après avoir quitté la rade de La Havane, puis longé les côtes étasuniennes, s’était approché du Canada pour y essuyer un nouveau refus. Le monument, nommé The Wheel of Conscience (la Roue de la Conscience), érigé en 2011, porte les noms des passagers et représente un rouage avec quatre engrenages : « Hatred, Racism, Xenophobia, Anti-Semitism ». Une traduction nous semble inutile.

Autres sources :

  • ADV  4 M 1380.
  • Mémoires inédites de Ruth Isner. (Propriété Jacques Sergent)
  • Site internet « Le grenier de Sarah »
  • Site internet du « United States Holocaust Memorial Museum ». Ce musée, situé à Washington (DC), détient une lettre donnée par Bella en 1999. Elle a été écrite par Justin et Babette le 23 juin 1939 à Boulogne-sur-Mer. Sa consultation permettrait certainement de mieux appréhender ce qu’a été ce voyage Europe-Cuba et retour, ainsi que l’état d’esprit dans lequel se trouvait la famille au jour de son arrivée en France. Si des lecteurs de cet article ont l’occasion de visiter ce musée, une communication de la copie de la lettre à l’association VRID serait bienvenue.
  • Registres d’état-civil de la commune de Loudun. Le dernier domicile d’homme libre de Justin Isner    ayant été Loudun, son décès a été transcrit en 2011. La mention « mort en déportation » a été ajoutée en 2013.