71ème anniversaire du massacre à Vaugeton de 31 résistants – 28 juin 2015 – Allocution de Philippe Lincio

Devant le monument à la mémoire des 31 résistants massacrés par l’armée nazie d’occupation et la milice française le 27 juin 1944, Philippe Lincio professeur au collège de Lusignan a lu un texte devant un public nombreux et très intéressé.

Les porte-drapeaux conduits par Mr Bouffard

Messieurs les représentants des autorités civiles et militaires, Messieurs les représentants des associations d’anciens combattants, Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs.

Au lendemain des joies de la libération vint le temps du deuil, de l’absence de ceux qui étaient tombés et de ceux qui ne rentreraient plus. Camarades de combat, familles de victimes, témoins et élus furent les premiers artisans de la mémoire de la Résistance. Il fallait rendre une sépulture décente aux corps martyrisés, entretenir la flamme du souvenir sur les noms des disparus et perpétuer l’héritage de leurs actes. Pour conjurer l’oubli, la mémoire des résistants, déportés et internés s’inscrivit sur la pierre des stèles ou des croix, « selon qu’on croyait au ciel, selon qu’on n’y croyait pas ». Elle s’inscrivit aussi dans les cœurs, dans la chaleur des amicales et dans l’émotion des commémorations comme celles qui nous unissent ici chaque année.
Dans ces campagnes, les lieux de mémoire s’égrènent depuis 2002 au fil des  » chemins de la liberté » tels les jalons d’une transmission à poursuivre. Aux portes des cimetières de Lusignan, de Celle l’Évescault et de St Sauvant, des pupitres rappellent les noms des 31 résistants du Maquis Bernard assassinés en ces lieux. A la présidence de l’AMRID, Guy Dribault a beaucoup œuvré pour restituer identité et dignité à ceux dont les corps ont été abandonnés ici par les bourreaux hitlériens au terme de la terrible journée du 27 juin 1944. Grâce à ce patient et tenace travail de mémoire, ces noms, ces événements d’hier continuent d’interroger le promeneur d’aujourd’hui.
Chaque année, les rangs des témoins et des acteurs s’éclaircissent tandis que le temps des historiens s’affirme. Faire Histoire, c’est bien sûr confronter avec rigueur la parole du témoin aux archives ; cela conduit à questionner les motivations, les formes, les degrés, les temporalités de l’engagement résistant pour le comprendre dans toute son intensité. C’est aussi ouvrir de nouveaux champs en faisant du processus de construction de la mémoire lui-même un passionnant objet d’histoire. Alors, nos représentations sont analysées, enrichies de nuances mais aussi déconstruites, bousculées par l’irruption de nouveaux regards. Depuis 1945, l’historiographie du fait résistant est fertile de ces remises en cause qui ont suscité des débats stimulants souvent, dérangeants parfois car pas toujours dégagés des arrière-pensées de la société de leur époque. Dans ce mouvement continu, l’Histoire reste une science humaine qui se densifie désormais des apports de la sociologie, de l’ethnologie ou de la philosophie. L’exposition « Objets d’évasions » et le film « Rouillé, un camp au Village », deux travaux initiés par l’ADEL, ont illustré cette volonté d’enraciner le fait historique dans un contexte local pour mieux explorer les mécanismes d’une mémoire qui fait désormais identité en Pays mélusin.

Enseigner la Résistance s’inspire de cette démarche exigeante qui ne se satisfait pas d’un récit mythifié, idéalisé, institutionnel. Depuis 1961, le Concours National de la Résistance et de la Déportation permet à la jeunesse de faire œuvre de mémoire tout en s’initiant aux exigences de la recherche historique. Par expérience, nous pouvons affirmer que les travaux les plus réussis ne sont pas forcément ceux qui font œuvre d’érudition ; ce sont plutôt ceux qui prouvent la faculté toujours renouvelée des élèves à nous surprendre, en s’appropriant notre enseignement pour le revivifier dans une créativité originale et actuelle.
Eux aussi méritent hommage aujourd’hui, car ils nous confortent tous ici dans la légitimité et la valeur de nos missions respectives ; aussi parce qu’ils démontrent la capacité de la jeunesse à s’emparer des interrogations posées par l’histoire, pour les inscrire au coeur des enjeux citoyens du monde d’aujourd’hui.
Nous voulons croire à ce beau passage de témoin …

L’an dernier, Fernand Devaux, ancien interné du camp de Rouillé et l’un des derniers survivants du convoi du 6 juillet 1942 pour Auschwitz, nous rappelait à notre devoir de vigilance. L’intolérance, le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie, l’homophobie n’ont pas sombré avec la libération des camps nazis. De nouveaux fanatismes masqués sous les oripeaux d’une religion dévoyée empruntent les autoroutes de la communication mondialisée pour porter la mort, l’angoisse et la division au cœur même de nos sociétés. Répondre à ces nouveaux obscurantismes exige de nos démocraties qu’elles ne se nient pas, en se refermant dans la peur et le soupçon mais qu’elles réaffirment leurs valeurs de liberté, d’égalité, de laïcité et de solidarité. C’est sans doute pour cela que Fernand nous appelait à préserver l’un des plus beaux legs de la Résistance aux générations de l’après- guerre : le Programme du Conseil National de la Résistance. De ce texte rédigé par une poignée d’hommes traqués au cœur d’un Paris encore occupé, découle ce socle qui régénéra les valeurs des Lumières et des Révolutions françaises : la Sécurité sociale, le système de retraites par répartition, les services publics gratuits et accessibles à tous ; autant d’héritages et de références aujourd’hui menacés par les impératifs d’une économie libérale, avide et engoncée dans un présent sans avenir.
Je cite encore Fernand Devaux : « Au nom de qui, de quoi, devrions-nous aujourd’hui accepter une dictature économique qui asservit et appauvrit les peuples ? ».
Cette indignation intacte témoigne de la modernité du combat résistant face aux résignations et aux renoncements du présent.

En menant au Panthéon les belles figures de Geneviève Anthonioz-De Gaulle, de Pierre Brossolette, de Germaine Tillion, de Jean Zay, le Président de la République a évoqué « ce que la France a de meilleur ». Derrière les barbelés de Rouillé, devant les pelotons d’exécutions de Biard et de Vaugeton, il y eut aussi le meilleur de l’Europe : républicains espagnols, antifascistes italiens ou demandeurs d’asile tchécoslovaques, unis au-delà des nations, des croyances et des idéologies dans le refus du nazisme et de la collaboration. Aux côtés des étudiants allemands de la Rose Blanche décapités dans les prisons nazies, leur exemple reste la plus vivante réponse aux idéologies du repli d’aujourd’hui.

Enfin, pour conclure, il faudra toujours affirmer que le combat de la Résistance fut peut-être plus simplement un combat pour la reconquête d’une dignité bafouée, pour quelques bribes d’humanité arrachées à la barbarie du temps. C’est cette nécessité vitale, universelle et intemporelle que Jean Paulhan voulut ainsi exprimer dans la nuit de février 1944 :

« Et je sais qu’il y en a qui disent : ils sont morts pour peu de chose. Un simple renseignement (pas toujours très précis) ne valait pas ça, ni un tract, ni même un journal clandestin (parfois assez mal composé). À ceux-là il faut répondre : « C’est qu’ils étaient du côté de la vie. C’est qu’ils aimaient des choses aussi insignifiantes qu’une chanson, un claquement des doigts, un sourire. Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe. Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué. C’est peu de chose, dis-tu. Oui, c’est peu de chose. Mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles ».

Philippe Lincio